Au temps de la comète

5.

Je dois le répéter, en partant pour Checkshill, je n’avais pasde projets meurtriers ; à vrai dire, je n’avais aucun projet.Sans doute, mon esprit débordait d’imaginations dramatiques, descènes de menaces, de reproches terribles, mais l’idée d’un meurtrene m’était pas venue. Le revolver devait seulement compenser moninfériorité d’âge et de vigueur, en face de mon rival ; etencore, ce revolver, je l’emportais parce que j’étais un jeuneimbécile et que sa possession dramatisait un peu mon geste.

Mon pied avait repris de la force et tout au long de cettecourse de vingt-cinq kilomètres, je me sentais envahi par un espoirirraisonné. Était-ce la continuation d’un rêve interrompu, mais, auréveil, j’étais persuadé que Nettie se repentait de son attitude àmon égard, qu’elle me rendait toute son affection, en dépit de ceque j’avais imaginé. Nettie allait dissiper tous mes soupçons. J’enarrivai même à me convaincre que mon interprétation de ce quej’avais vu était absolument chimérique… Mais tout de même lerevolver faisait bien dans ma poche.

Quand je pénétrai dans le parc, ces réflexions m’absorbaientencore. Mes yeux baissés rencontrèrent quelques dernièresjacinthes, et ainsi je revécus la scène de nos aveux : avoircueilli ces fleurs ensemble, pour ne devenir l’un pour l’autre quedes étrangers indifférents, ce n’était pas possible ! Unattendrissement m’envahissait, et le cœur m’en battait encore,quand j’abordai l’allée des houx ; puis, soudain, l’imageéthérée de mon premier amour se précisa, ce fut la Nettie du désir,celle que guettait dans l’ombre le monsieur en habit dont lasilhouette m’était apparue au clair de lune ; la lumièreprintanière pâlit, et je me retrouvai dans les ténèbres de monressentiment. Le cœur lourd, je traversai les jardins et, au seuilde la petite porte verte qui donne accès dans l’enclos, je fus prisd’un tremblement tel que je ne pus saisir le loquet. Je visclairement, dans mon esprit, l’aboutissement fatal de toutceci ; un froid m’envahit, je devais être blême ; j’euspitié de moi-même, et m’étonnai de la grimace involontaire quiplissa mes joues mouillées de larmes. Vaincu par mon émotion, jecédai à une violente crise de désolation. Lâchement, je réclamaisune minute de répit. Tournant le dos à la porte, je m’éloignai entitubant et m’affalai enfin sur l’herbe, la poitrine secouée desanglots… Le calme me revint peu à peu, et je restai quelquesminutes étendu sans bouger ; l’idée me hantait de renoncer àmes desseins. Puis, soudain, mon émotion s’évanouit comme un nuageet je pénétrai fort posément dans l’enclos.

À travers le vitrage d’une des serres, j’aperçus le vieux Stuart: il regardait devant lui, les mains dans les poches, siprofondément absorbé qu’il ne me remarqua même pas ; l’aspectgénéral du cottage présentait quelque chose d’insolite. Quand,après une courte hésitation, je fus arrivé devant la façade, jeremarquai qu’une des fenêtres du premier, entrebâillée, laissaitpendre un brise-bise au bout de sa tringle décrochée ; celadonnait à la maison une physionomie négligée fort peu en rapportavec son apparence coutumière. La porte était grande ouverte et lesilence régnait, absolu. Chose inouïe, à deux heures del’après-midi, il y avait encore, sur une des chaises de la salle,trois assiettes sales l’une dans l’autre, avec des couteaux et desfourchettes. J’entrai, déconcerté par ce désordre ; maissoudain, revenant sur mes pas, je saisis le heurtoir et rompis lesilence en appelant d’une voix que je rendis aussi gracieuse quepossible. Pas de réponse. J’étais là, immobile, et, dans l’attente,ma main glissa instinctivement jusqu’à mon arme. Un pas se fitentendre au premier et tout retomba dans le silence. La tension demes nerfs me rendit toutes mes facultés : je portais la main denouveau sur le heurtoir quand Mimi se montra dans l’encadrement dela porte ; nous nous dévisageâmes un instant sans motdire ; elle était toute décoiffée et sa figure portait destraces de larmes ; elle sembla sur le point de parler, puisdescendit quatre à quatre le perron.

– Écoute, Mimi, – m’écriai-je, en courant après elle. –Qu’est-ce qu’il y a, Mimi ? Où est Nettie ?

Mais la fillette disparut à l’angle de la maison. Au moment oùje me demandais si je devais la rejoindre, j’entendis une voix aupremier.

– Willie ! – C’était la voix de Mme Stuart. – Willie,est-ce toi ?

– Oui, c’est moi, – criai-je. – Où êtes-vous tous ? Où estNettie ? J’ai quelque chose à lui dire.

Elle ne répondit pas, mais, au frou-frou de sa jupe, je jugeaiqu’elle avait gagné le palier. J’avançai jusqu’au pied del’escalier, espérant qu’elle allait descendre. Et tout à coup, leplus étrange amalgame de sons, de sanglots, de parolesinarticulées, retentit au-dessus de ma tête ; c’étaient desbruits gutturaux, des exclamations angoissées, des parolesétouffées qui éclatèrent enfin en un grand cri de détresse. Onaurait pu supposer que c’étaient les vagissements d’un enfantdésolé.

– Je ne peux pas ! – geignait la voix. – Peux pas… peuxpas… – continua-t-elle à bredouiller.

Cette émission de sons étranges ne pouvait, me disais-je,provenir d’une petite femme aux allures maternelles etbienveillantes, en qui je n’avais vu jusqu’alors que l’inégalableconfectionneuse de gâteaux secs : j’en fus littéralement épouvanté.Gravissant l’escalier quatre à quatre, je me trouvai en face de MmeStuart qui, affalée, les coudes sur la commode, devant la porte desa chambre à coucher, était en proie à un accès de larmes, comme jen’en vis jamais ; une torsade de cheveux, échappée de sonchignon, pendillait en spirale entre ses épaules. Je n’avais jamaisremarqué qu’elle eût des cheveux gris. Entre deux sanglots, MmeStuart se lamentait.

– Oh ! faut-il que j’aie la honte de te dire une chosepareille, Willie !

Et sa tête retombait, le flot de larmes coupant ses paroles. Jerestai muet d’étonnement, puis me rapprochai d’elle. Je me rappelleencore que son mouchoir était trempé comme un linge qu’on sortiraitde l’eau.

– Oh ! faut-il que j’aie vécu jusqu’à ce jour maudit !– répétait-elle, larmoyante. – J’aurais préféré la voir morte à mespieds !

Je commençais à comprendre.

– Où est Nettie ? Parlez, parlez, je vous en supplie, –articulai-je, la gorge serrée.

– Faut-il que j’aie vécu jusqu’à ce jour ! – reprit MmeStuart, en guise de réponse.

J’attendis que le calme lui fût revenu. Je ne pensais plus à monarme et ne pouvais plus desserrer les dents. Bientôt, Mme Stuartparut plus maîtresse d’elle-même, et, se redressant, elle essuyases paupières boursouflées.

– Willie, elle est partie, – dit-elle, dans son dernier sanglot.– Elle s’est sauvée, elle a quitté les siens. Oh ! quellehonte, Willie ! Quel péché !

S’affalant sur mon épaule, elle m’étreignait, dans sa douleur,souhaitant encore que sa fille fût morte. Tremblant de tout monêtre, mais d’une voix dont je cherchais à maîtriser l’émotion :

– Savez-vous où elle est allée ?

Je ne pus rien tirer de la pauvre femme, toute à son affliction,et je dus lui prodiguer des paroles d’espoir et de consolation,alors que mon âme succombait sous le poids des chosesirrévocables.

– Nous n’en savons rien, – soupira-t-elle. Puis, avec une sortede volubilité : – Hier matin, elle est sortie. « Tu te fais belle,lui ai-je dit, pour une visite du matin. » – « À belle journée,belle parure », répliqua-t-elle. Oh ! Willie, ce sont sesdernières paroles… pas un mot de plus, Willie, à moi qui l’ainourrie de mon lait !

– Calmez-vous, voyons, calmez-vous, – murmurai-je. – Vous nesavez pas où elle est ?

– Elle est partie toute souriante, tirée à quatre épingles,partie pour toujours de cette maison, comme heureuse de s’en aller.– (Et un écho dans mon cœur répétait : « heureuse de s’en aller ».)– « Tu es bien belle, ce matin, lui ai-je dit, bien belle. » «Laisse la fillette se pomponner, pendant qu’elle est jeune », fitle père. Et elle avait préparé un paquet de ses effets, qu’elleavait caché dans la haie. Oh ! elle est partie pour toujours,c’est sûr !

Mme Stuart s’était calmée, et, après une courte interruption,elle reprit :

– Qu’elle se pomponne, pendant qu’elle est jeune !… Commentcontinuer à vivre maintenant, Willie ?… Oh ! il n’a riendit, lui, mais il est comme une bête frappée à mort. C’est au cœurque le coup a porté, c’était sa fille préférée ; jamais il n’aaimé Mimi comme il aimait celle-là. Ah ! elle lui fait saignerle cœur…

– Mais où donc est-elle partie ?

– Est-ce que nous savons, nous ? Elle a abandonné lessiens, elle veut agir à sa guise. Oh ! Willie, j’enmourrai ! Ah ! je voudrais qu’elle et moi nous fussionscouchées dans la même tombe…

– Mais, – dis-je avec effort et en humectant de ma langue meslèvres desséchées, – il se peut qu’elle vous ait quittés pour semarier.

– Oh ! si cela pouvait être ! J’ai prié pourcela ! J’ai prié le bon Dieu qu’il ait pitié d’elle… de lui,de celui avec qui elle est…

Je sursautai.

– Qui ça ?

– Dans sa lettre, elle a dit que c’était un gentleman, oui, ellel’a dit que c’était un gentleman.

– Elle vous a donc écrit ? Puis-je voir lalettre ?

– C’est son père qui l’a.

– Mais alors, si elle a écrit ?… Quand a-t-elleécrit ?

– La lettre est arrivée ce matin.

– Mais d’où venait-elle, cette lettre ? On peut savoir parle cachet…

– Elle ne dit pas où elle est. Elle nous prévient seulementqu’elle est heureuse… Elle raconte que l’amour l’a prise comme unouragan…

– Quelle blague ! – interrompis-je avec un juron. – Où estla lettre ? Montrez-la-moi. Et quant à votre gentleman…

Elle me fixa tout à coup.

– Vous savez qui c’est ? – soufflai-je.

– Willie ! – protesta-t-elle.

– Vous savez qui c’est, qu’elle l’ait nommé ou non ?

Son regard essaya une muette dénégation.

– C’est le jeune Verrall ?

Nos regards s’étaient compris.

Elle retomba affalée sur la commode, serrant dans sa main sonmouchoir trempé, et je vis bien que je n’en tirerais plus rien,qu’elle avait fui l’obsédante interrogation de mes yeux.

Toute la pitié qu’avait pu m’inspirer son chagrin se dissipa ducoup. Elle savait aussi bien que moi que le séducteur de sa filleétait le fils de leur maîtresse ; elle le savait depuislongtemps, elle l’avait deviné. Je la regardai un instant encore,stupéfait et écœuré. Puis, ma pensée se reporta soudain vers levieux Stuart, debout là-bas, dans la serre, et je redescendisl’escalier ; en levant les yeux une dernière fois, je vis lamère Stuart qui, courbée encore à moitié, se relevait pour regagnersa chambre.

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