Au temps de la comète

3.

Après avoir fait justice d’un pudding de pommes de terre, farciçà et là de côtes de choux et de morceaux de lard, j’endossai monpardessus et sortis de la maison, pendant que ma mère était encoreoccupée dans son arrière-cuisine.

Cette arrière-cuisine, identique dans tous les sous-sols desmaisons comme la nôtre et telles qu’on les concevait jadis, étaitun réduit humide, fétide et en partie souterrain, en prolongementde la pièce obscure servant de cuisine, de salle à manger et desalon. La saleté caractéristique de ce réduit était augmentée, dansnotre cas, par l’ouverture de la soute à charbon, d’où débordaientd’innombrables grains de poussière que le pied écrasait sur lecarrelage ; c’était le refuge de la vaisselle à faire, lavagegraisseux, consécutif à chaque repas. Il y régnait une atmosphèrede vapeur froide, un relent de choux bouillis ; desmaculatures noires et circulaires y disaient le passage descasseroles et des bouilloires enfumées ; des épluchures depommes de terre étaient arrêtées au passage par la grille d’untuyau d’écoulement ; des loques infectes, dont l’horreur ne sedécrit pas, assumaient le nom de torchons à vaisselle. Tout celasurgit en ma mémoire, à ce nom d’arrière-cuisine. L’autel dusanctuaire était l’évier, augette de pierre qui répugnait autoucher, couverte d’une pellicule de graisse et repoussante pourles yeux ; au-dessus de l’évier s’avançait un robinet d’eaufroide, disposé de telle façon que l’eau en rejaillissaitnécessairement sur quiconque l’ouvrait ; c’était là notreseule prise d’eau. Qu’on se figure dans ce lieu une petite vieille,fort malhabile à ces travaux, une âme d’abnégation et de sacrifice,vêtue de hardes sordides dont les couleurs primitives se sontconfondues en un gris sombre et poussiéreux ; aux pieds, desbottines usées et mal ajustées, et la tête couronnée d’une masse decheveux gris en désordre : c’était ma mère ; ses pauvres mainsdéformées par un travail cruel étaient, l’hiver, couvertes degerçures et d’engelures, et un gros rhume la faisait tousser sanscesse. Pendant qu’elle lave la vaisselle dans ce taudis, je sorssubrepticement pour aller mettre en gage mon pardessus et mamontre, afin de pouvoir plus vite abandonner la dolentevieille.

J’éprouvai d’étranges hésitations quand le moment fut venud’engager les deux objets négociables que je possédais. Redoutant,par timidité, de faire la chose à Clayton, où le prêteur meconnaissait, je m’en fus jusqu’à Lynch Street, dans Swathinglea,chez l’homme à qui j’avais acheté mon revolver. Puis, peu soucieuxde le mettre si à fond dans mes affaires, je revins sur mes pas. Lasomme que j’obtins finalement du prêteur de Clayton fut un peuinférieure au prix d’un billet simple pour Shaphambury. Sansrenoncer à mon idée, je retournai à la bibliothèque, afin dem’enquérir si, en faisant à pied une dizaine de kilomètres, je nepourrais réaliser une économie sur le parcours en chemin de fer.Mais, voilà ! Mes bottines étaient dans un étatdéplorable ; la semelle gauche s’en allait par morceaux, et jedus convenir qu’un accident qui me déchausserait entraveraitsingulièrement l’exécution de mon plan ; la semelle tiendraitencore si je la ménageais, mais il ne fallait pas songer à unemarche prolongée. J’allai trouver un cordonnier de Hacker Street,mais il me demanda quarante-huit heures pour la plus sommaireréparation.

Je rentrai chez moi quelques minutes avant trois heures, décidé,en tout état de cause, à prendre le train de cinq heures pourBirmingham. Toutefois, la question d’argent n’était pasrésolue ; en vain, cherchai-je dans la maison un article dequelque valeur à mettre encore en gage. L’argenterie de ma mère,deux petites louches et une salière, était chez le prêteur depuisquelques semaines déjà, au juste depuis la veille du terme de juin.Néanmoins, mon esprit ne restait pas à court d’expédientshypothétiques.

En gravissant les marches du perron, je remarquai que M.Gabbitas levait soudain la tête, et, derrière ses rideaux rougeterne, m’épiait avec une expression à la fois alarmée et résolue.Tout à coup, il disparut, et, au moment où je m’engageais dans lecorridor, il ouvrit brusquement sa porte et me barra le chemin.

Vous vous figurez assez bien, je pense, mon apparence misérable,mon air maussade et taciturne, avec mes vêtements de camelote,râpés et luisants, avec une cravate écarlate toute décolorée, uncol et des manchettes éraillés. Ma main gauche s’obstine à plongerdans ma poche de veston, et serre nerveusement un objet qu’ellepréfère ne pas lâcher. M. Gabbitas était moins grand que moi, et sapetite taille, jointe à une agilité de mouvements affectée, donnaità première vue comme une impression d’oiseau. Cette impression, oneût dit qu’il s’efforçait de la produire ; mais, malgré sespetits gestes de tête, il n’avait vraiment rien de cette radieusevitalité qui caractérise la gent ailée. D’ailleurs, on voitrarement un oiseau essoufflé et le bec ouvert.

M. Gabbitas portait le costume ecclésiastique de l’Égliseanglicane, qui reste peut-être le plus surprenant entre ceux duvieux monde, et ce costume mal ajusté se présentait sous la formela moins avantageuse, avec son étoffe noire bon marché, et sa coupedésuète. Les longues basques de la jaquette accentuaient la formecylindrique du torse et soulignaient les jambes déjà courtes duvicaire. Le nœud blanc, sous le col droit fermant sur la nuque,était visiblement usé. Les yeux derrière les besicles lançaient unregard innocent et le Révérend tenait entre ses dents peu soignéesune pipe de bruyère. Son teint était blême, et, bien qu’il eût àpeine trente-trois ou trente-quatre ans, sa chevelure poivre et sels’éclaircissait sur le sommet de la tête.

Si vous pouviez le contempler, en chair et en os, devant vous,il vous apparaîtrait comme la figure la plus étrange dans soninsouciance complète de toute beauté et de toute dignité physiques.Vous le trouveriez, à coup sûr, extraordinairement cocasse ;mais, en ces jours-là, il était non seulement acceptable, mais vuavec respect et considération. Il vivait encore il y a quelquesannées, mais bien changé. Je ne vis en lui, cet après-midi-là,qu’un petit être négligé, empoté, gauche. Son costume, certes,était disgracieux et baroque, mais si vous en aviez dépouillél’homme, vous auriez aperçu une de ces panses bedonnantes, quiindiquent des muscles flasques et des appétits relâchés ; dansles épaules arrondies, dans la peau jaune et plissée, vous auriezreconnu la même indifférence envers la beauté pure, la même absencede sentiments esthétiques. Vous vous seriez rendu compte que cettedéchéance datait de loin, de la naissance, que cette épave physiqueavait dérivé à vau-la-vie, se nourrissant de ce qu’ellerencontrait, avalant les croyances qu’elle trouvait en chemin,inerte, et soumise aux forces qui la heurtaient ; de la sorte,elle avait assumé une manière d’existence. Ce n’était pas làl’enfant de l’orgueil et de la volonté, le fruit de la splendidepassion d’amour c’était une créature de hasard. D’ailleurs, nousétions tous, alors, des créatures de hasard. Mais pourquoi diableprendre ce ton pour parler de ce pauvre vicaireinoffensif ?

– Comment va ? – dit-il, en affectant une familiaritéamicale. – On ne vous a pas vu depuis des semaines. Entrez doncfaire un brin de causette.

L’invitation de ce locataire de marque équivalait à un ordre.J’aurais bien voulu l’esquiver, mais je n’eus pas la présenced’esprit de trouver un prétexte pour me récuser.

– Heu… Volontiers, – répondis-je maladroitement. Et je franchisla porte qu’il tenait ouverte.

– Tout à fait charmé, mon ami ! Les interlocuteursintelligents sont rares dans la paroisse.

– Que me veut-il donc ? – me demandais-je à part moi.

Il trottinait çà et là, avec des gestes d’hospitalité empressée,des phrases entrecoupées, se frottant les mains et me regardantpar-dessus ses lunettes. Je pris place dans un fauteuil de cuir quime rappelait, je ne sais trop pourquoi, celui de certain dentistede Clayton.

– Il paraît que nous allons avoir du grabuge dans la mer duNord, – remarqua-t-il d’un ton de plaisanterie innocente. – Enfin,on en est donc venu aux mains !

L’atmosphère intellectuelle de la pièce m’en imposait toujourset je m’en sentais, même en cette occasion, gêné malgré moi. Sur latable, devant la fenêtre, s’étalait un matériel photographique àcôté des derniers albums de souvenirs continentaux collectionnéspar le maître de céans. Des rayons ornés de festons de toile ciréesupportaient ce qui me semblait alors un nombre incroyable devolumes ; il y en avait peut-être huit cents, y compris lesalbums photographiques du révérend gentleman et ses anciens livresde classe ; ces rayons étaient nichés dans les retraits de lamuraille, de chaque côté de la cheminée, au-dessus de laquelle,contre la glace, un écu, aux armes de quelque collège d’Oxford,affirmait l’intellectualité du lieu. En outre, le mur opposés’ornait d’une photographie où M. Gabbitas paradait en robe et entoque d’étudiant. Au-dessous, était placé le bureau, dont lecouvercle, fermé en ce moment, dissimulait, je le savais, descasiers ; c’était le bureau d’un écrivain, me semblait-il, et,de fait, le pauvre homme y mettait au net des sermons de sacomposition.

– Oui, – dit-il, debout devant la cheminée, – la guerre devaitéclater tôt ou tard. Si nous réussissons à détruire leur flotte, cesera une affaire terminée.

Il se dressa sur ses orteils et se laissa retomber sur lestalons, le regard fixé sur une petite aquarelle de sa sœur,représentant un bouquet de violettes, et suspendue au-dessus d’unpetit buffet qui servait à la fois de garde-manger et de cave.

– Oui, – fit-il, sentencieusement.

Je toussai, cherchant un prétexte à m’esquiver ; mais lui,m’invita à fumer – bizarre vieille habitude d’alors. Après monrefus poli, il aborda, sur le ton de la confidence, cetteabominable question des grèves.

– La guerre n’y portera pas remède, – proféra-t-ilgravement.

Puis, ce fut l’éternelle rengaine : l’insouciance des ouvrierspour le bien-être de leurs femmes et de leurs enfants, sacrifiés àla cause des syndicats. Du coup, j’oubliai mon désir de partir.

– Je ne suis pas de votre avis, – dis-je fermement. – Si lesouvriers ne se mettent pas en grève pour défendre leur syndicat,s’ils le laissent dissoudre, qui soutiendra leurs revendicationsquand on réduira leurs salaires ?

Il répliqua banalement que les patrons ne pouvaient pas accorderle salaire maximum, quand le charbon était au plus bas prix.

– Ce n’est pas la question, – ripostai-je. – Les patronsn’agissent pas loyalement envers les ouvriers, qui ont raison de seregimber.

Mais M. Gabbitas de répliquer :

– Peut-être pas… Il y a longtemps que j’exerce mon ministèredans les Quatre Villes, et l’injustice ne me semble pas toujours ducôté des patrons.

– Ma foi non, le poids de l’injustice retombe toujours sur lesouvriers, – rétorquai-je, en dénaturant volontairement saphrase.

L’entretien dégénérait en discussion.

– Au diable les patrons et les grèves, – grommelai-je toutbas ; mais j’étais incapable de trouver une excuse pour filer,et mon irritation se trahit dans le ton de ma voix.

Trois petites taches rouges apparurent sur les joues et le nezde M. Gabbitas, mais sa voix, à lui, ne manifesta aucunement ledépit que lui causaient mes contradictions.

– Voyez-vous, – repris-je, – je suis socialiste, et je ne pensepas que le monde ait été créé pour qu’une petite minorité danse surtoutes les autres têtes.

– Mon cher garçon, je suis aussi socialiste que vous, – ripostale Révérend Gabbitas. – Qui n’est pas socialiste,aujourd’hui ? Mais cela ne comporte nullement la haine desclasses.

– C’est que vous n’avez pas senti sur vous le talon de lamaudite Société. Moi, je l’ai senti.

– Allons, – commençait-il, quand un bruit, dans le corridor, luicoupa la parole.

Ma mère avait ouvert à quelqu’un et frappait timidement à laporte.

– Ouf ! – fis-je, mentalement, et je me levai d’unepièce ; mais son geste me retint.

– Non, non, restez, ce n’est que pour le secours des Dorcas.Entrez ! – Et, se retournant vers moi : – Notre conversationcommençait à devenir intéressante. Accordez-moi un instant.

Miss Ramell, une personne un peu mûre, très adonnée aux bonnesœuvres paroissiales, pénétra dans la pièce. Je restai inaperçu,cependant qu’il la saluait et s’installait devant son bureau.

– Je ne vous interromps pas ? – fit miss Ramell.

– Oh ! nullement, – dit-il, tout en ouvrant le meuble.

J’étais debout et placé de façon à suivre tous ses mouvements.J’étais si vexé de mon impuissance à prendre congé que, sur lemoment, en le voyant manier des pièces de monnaie, je ne songeainullement à mes démarches du matin pour m’en procurer. L’airmaussade, j’écoutais la conversation, et je vis, seulement « avecle devant de mes yeux », comme on dit au pays de Galles, le petittiroir plat sur le fond duquel étaient éparpillés une quantité desouverains d’or.

– Ils sont si déraisonnables ! – se lamentait missRamell.

Qui donc aurait pu rester sage dans une organisation sociale quifrisait la démence ?

Je leur tournai le dos, posai un pied sur le garde-feu, et, uncoude sur la tablette de la cheminée couverte de peluche à franges,j’étudiai les photographies, les pipes et les cendriers quil’ornaient. Qu’avais-je donc à me procurer avant de retourner à lagare ?

Mais oui, c’est cela. J’éprouvai comme un soubresaut moral, monesprit franchit d’un bond involontaire un abîme sans fond, et monattention se porta sur les pièces d’or, au moment même où M.Gabbitas repoussait le tiroir.

– Je serais désolée de vous déranger plus longtemps, – minaudamiss Ramell, reculant vers la porte.

M. Gabbitas, plein de prévenances, la reconduisit, la précédadans le vestibule, et, un instant, j’eus la sensation nette que sesdix ou douze souverains étaient à ma portée.

La portée d’entrée se referma et M. Gabbitas reparut ;l’occasion de m’échapper était perdue.

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