Au temps de la comète

6.

Je manquai le train.

La pendule du vicaire et les lenteurs du cordonnier étaientresponsables du contretemps. Au surplus, j’avais donné à ce dernierune fausse adresse, le priant de m’y faire parvenir mes vieuxsouliers, ruse destinée à dépister toute poursuite. Bref, je necessai d’être le Surhomme nietzschéen qu’en voyant filer montrain.

Cette déception même ne me fit pas perdre la tête. Je me rendiscompte, presque aussitôt, qu’il valait infiniment mieux, au casd’une poursuite immédiate, que je n’eusse pas pris le train àClayton, et qu’une heureuse chance, en somme, m’épargnait cetteerreur. J’avais en effet attiré l’attention sur moi, à la gare deClayton, par mes demandes de renseignements concernant Shaphambury,et, une fois sur la piste, l’employé se fût certainement souvenu demoi. Désormais, il était bien peu probable qu’il eût à intervenirdans l’affaire. J’évitai toute démonstration de dépit d’avoirmanqué mon train et je m’abstins même d’entrer dans la gare. Jedescendis tranquillement la route, franchis la passerelle de fer,et, en contournant la briqueterie White et les corons, je revins àla route de Two Mile Stone, où, calculai-je, je devais pouvoirprendre un train à 6 h 13, ce qui me laissait de la marge.

Je ne ressentais que peu d’inquiétude.

– Supposons, – me disais-je, – que le vicaire visite tout desuite son tiroir : s’apercevra-t-il de la disparition de quatrepièces d’or sur les douze ou quinze qu’il contenait ? Si oui,me soupçonnera-t-il immédiatement ? Admettons qu’il me croiele coupable : n’attendra-t-il pas mon retour ? Agira-t-il sansretard ? Renseignera-t-il ma mère ou appellera-t-il aussitôtla police ? En outre, il y avait une dizaine de routes etautant de lignes de chemin de fer pour quitter la région deClayton. Comment devinerait-il laquelle j’ai prise ? Commentsaurait-il en quel endroit je me rends ? Et quand il tomberaitjuste, quand il irait à la station par où je devrais partir,personne ne se rappellerait m’avoir vu, pour la bonne raison que jen’y serais pas allé. Mais l’employé de la gare ? Il était bieninvraisemblable que, ne m’ayant pas revu, il m’identifiât avec lepersonnage qui l’avait consulté au sujet de Shaphambury.

Néanmoins, je résolus de compliquer mon voyage ; deBirmingham j’irais à Monkshampton, de là à Wyvern, enfin àShaphambury, que j’atteindrais par la voie du Nord.

Ce détour nécessiterait sans doute un arrêt d’une nuit à l’unede ces villes intermédiaires, mais je parviendrais mieux ainsi àdépister les poursuites, peu actives probablement, car il nes’agissait pas encore d’un meurtre, mais seulement du vol de quatresouverains.

Avant même d’atteindre Clayton Crest, j’avais éliminé ainsi, uneà une, toutes les causes d’anxiété.

Arrivé au sommet de la montée, je me retournai pour contemplerla ville.

Quel monde s’étalait sous mes yeux ! Et soudain l’idée mefrappa que je le voyais pour la dernière fois. Si je rejoignais lesfugitifs et si j’accomplissais mon projet, je mourrais avec eux ouje serais pendu. Ma contemplation de cette large et laide valléedevint plus attentive.

C’était ma vallée natale. J’allais en sortir sans retour ;et pourtant, dans ce dernier coup d’œil panoramique, cetteagglomération de villes où j’étais né, qui m’avait amoindri,comprimé et déformé, qui m’avait moralement estropié, qui m’avaitfait ce que j’étais, me donna une impression indéfinissable.

Mes occupations journalières me rendaient son aspect nocturneplus familier ; je l’avais rarement contemplée sous un soleild’après-midi ; peut-être aussi les émotions de cette semaineavaient-elles rendu plus intenses mes facultés sentimentales…Toujours est-il que, pour la première fois, la promiscuité de cetohu-bohu de mines et de corons, de manufactures et de hautsfourneaux, de gares de marchandises, de canaux, d’écoles, deforges, d’églises, de bicoques, – agglomération irrégulière,enfumée où s’accumulaient des vies humaines, heureuses comme desgrenouilles dans la cendre, – frappa mon imagination. Il étaitévident que toutes ces choses avaient été accolées au hasard, sanssouci des commodités voisines : la fumée des hautes cheminéessalissait la terre blanche des potiers ; le tintamarre destrains assourdissait les fidèles dans leurs sanctuaires ; lescabarets versaient leur corruption au seuil même des écoles, et lestristes demeures s’écrasaient misérablement au milieu de cesmonstruosités de l’industrialisme, comme si une imbécillitétâtonnante avait présidé à toute cette incohérence. L’humanités’étouffait sous ses propres produits, et ses énergiesaboutissaient au désordre, comme un être frappé de cécité sedébattrait dans une fondrière en s’enlisant par son propreeffort.

Certes, tout cela ne m’apparut pas si clairement cetaprès-midi-là ; encore moins me demandai-je, accaparé par mesprojets meurtriers, comment j’avais supporté ces difformités ;c’est plutôt mes impressions d’aujourd’hui que je vous donne là, etje les relate comme une traduction des sentiments obscurs éprouvésà la contemplation de ce spectacle que je ne devais plusrevoir.

En tout cas, je n’avais nul regret ; au moins mourrais-jeau grand air et sous un ciel pur.

Du lointain de Swathinglea, un petit bruit m’arriva, leshurlements soudains d’une émeute, puis trois coups de feu, quiarrêtèrent un instant mon attention. Qu’importait, aprèstout ? Je quittais cet enfer pour toujours. Dieu merci, c’enétait fini, et, me retournant pour reprendre ma course, le souvenirde ma mère passa dans mon esprit. C’était tout de même un bienvilain monde pour l’y laisser seule ; ma pensée s’envola verselle et je la vis très nettement : elle allait et venait dans lalumière de l’après-midi, ignorante encore de ce qu’elle perdait,courbée, furetant dans l’ombre de son sous-sol… peut-être mêmepénétrait-elle, une lampe à la main, dans l’arrière-cuisine ;ou encore, assise, patiente, devant le feu, m’attendait-elle pourle thé… Une immense pitié m’étreignit, un grand remords pour tousles malheurs qui s’amassaient comme un nuage noir sur sa têteinnocente. En somme, pourquoi avais-je entrepris cetteexpédition ?

Pourquoi ?

Et soudain, immobile sur la crête même de la colline, je fus surle point de rebrousser chemin pour rentrer auprès d’elle.

Mais les souverains du vicaire nous séparaient ; s’ils’était aperçu déjà de leur disparition, vers quelle honteretournerais-je ? Et s’il n’avait rien découvert encore,comment les replacer dans le tiroir ? Quelle nuitpasserais-je, si je renonçais à ma vengeance ? Et que nesouffrirais-je pas au retour du jeune Verrall et deNettie ?

Non, cet acte devait s’accomplir.

Pourtant j’aurais pu embrasser ma mère avant de partir ;j’aurais pu lui laisser un petit mot qui l’eût rassurée, ne fût-ceque pour quelques heures… Elle passerait la nuit à m’attendre,attentive au moindre bruit… Si, de la gare, je lui envoyais untélégramme ?

Allons, trop tard, trop tard ! C’eût été défaire tout ceque j’avais combiné, c’eût été attirer sur moi une poursuite tropsûre de m’atteindre ; non, décidément, mieux valait laisser mamère dans l’angoisse…

J’arrivai à Birmingham dans la soirée, juste à temps pour ledernier train de Monkshampton, où je projetais de passer lanuit.

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