Au temps de la comète

2.

C’était tout de même drôle de trouver des champs d’orge dans leciel, mais je devais me préparer sans doute à bien desétonnements.

Quel silence ! Quelle paix ! La paix qui passe touteintelligence, je la possédais enfin. Mais, vraiment, ce silenceétait si absolu ! Pas un chant d’oiseau. Je restaiscertainement seul au monde ; tous les bruits de la vies’étaient assoupis, le mugissement lointain du bétail, les aboisdes chiens…

Une sorte de crainte heureuse envahit mon cœur : il n’y avaitrien à redouter, sans doute ; mais rester seul ! Je fusdebout, comme pour répondre à l’appel des premiers rayons du soleiljaillis vers moi porteurs d’heureuses nouvelles par-dessus lestêtes hérissées des orges…

Aveuglé, je fis un pas, mon pied heurta un objet dur ;abaissant les regards, je reconnus mon revolver, tout bleu et noir,comme un serpent tué à mes pieds. Ce me fut un problème, dontj’abandonnai aussitôt la solution ; une merveilleuse quiétudeavait pris possession de mon âme. L’aurore et nul chantd’oiseau !

Quelle beauté sur toutes choses, mais quel silence ! Je medirigeai lentement, à travers les orges, vers des touffes de sureauentrelacé de viornes et de ronces, qui fermaient le champ. Jeremarquai en passant une musaraigne morte parmi les mottes. Plusloin un crapaud ne s’écarta pas devant moi ; m’inclinant, jele ramassai : le corps avait la souplesse de la vie, mais la bêtene se débattit pas, ses yeux étaient voilés et elle ne remuait mêmepas dans ma main ; je la reposai sur le sol, tremblant d’uneémotion indicible. Mon regard percevait maintenant, parmi les tigesd’orge, tout un monde d’insectes immobilisés là où les avaitsurpris le brouillard. Ils n’existaient plus que comme sur unetoile peinte ; presque tous étaient nouveaux pour moi, car jen’avais jamais vu la nature de près.

– Dieu Tout-Puissant ! – m’écriai-je, – serais-je seulà…

Soudain, un petit cri s’éleva ; je me retournai vivement,mais ne pus voir qu’un mouvement de l’herbe, la fuite de quelquecréature invisible. Je considérai de nouveau mon crapaud : son œilremuait, et bientôt l’animal, d’un geste infirme et hésitant, étirases membres et s’éloigna en rampant.

L’étonnement, ce frère de la peur, me tenait. Sur un bleuet,devant moi, vibrait comme à la brise l’aile d’un papillon écarlate: mais non, l’insecte renaissait à la vie. Sous mes yeux, il pritson essor, voletant de-ci delà, et disparut soudain. De tous côtés,la vie ranimait les choses, tantôt celle-ci, tantôt celle-là, avecde longs étirements, des balancements, des gazouillis, desfrémissements et des émois… J’avançais lentement, avec précaution,à cause de tout ce réveil d’êtres faibles sous mes pas… J’atteignisainsi la haie : haie glorieuse qui retint mes regards,s’allongeant, s’entrelaçant comme une admirable portée de musique.C’était une harmonie faite. de campanules, de lupins, dechèvrefeuilles, de lychnides et de fleurs d’azur : le houblon s’ymêlait à la pivoine des haies ; la souple clématite y traçaitses guirlandes, et, sur le bord du fossé, les pervenches étoiléestendaient leurs visages enfantins. Je n’ouïs jamais pareillesymphonie florale, et, soudain, la mélodie croisée s’affirma duchant d’un oiseau et d’un battement d’ailes.

Non, rien n’était mort, tout s’était métamorphosé en beauté. Lajoie, je la buvais des yeux, étonné, émerveillé, devant cette richeet délicate matière dont Dieu avait façonné ses mondes.

Un chant d’alouette traversa l’espace, comme une navetteharmonieuse lancée sur la chaîne tendue des rayons de l’aurore, et,dans les régions élevées de l’air, c’était maintenant une harmoniecontinue où l’azur et l’or fondaient leurs notes enchanteresses. LaTerre avait été recréée ; je ne puis m’exprimer mieux pourdépeindre la virginale fraîcheur de cette aube. J’étais l’Adamnouveau, attentif d’abord aux seules beautés du détail. Ma vieillevie de passion jalouse, de douleur impatiente, s’était évanouie.Oui, je pourrais vous décrire, jusqu’en leur détail infini, tellesfleurs fermées qui s’épanouissaient à mes yeux, tel rameau, ou telbrin d’herbe, tel oiseau à demi engourdi que je pris dans ma mainavec tendresse ; l’élégante finesse d’une plume ne m’avaitjamais frappé auparavant ; l’oiselet entrouvrit ses petitsyeux brillants, étira sa minuscule envergure, se percha familiersur mon doigt, puis s’éleva comme un souffle. Dans un coin dufossé, une flaque d’eau bouillonnait de la ronde des têtards, qui,comme tous les êtres aquatiques, n’avaient pas été affectés par lebrouillard vert. Telles furent ces premières minutes de vienouvelle, et je perdais l’impression de l’ensemble dans lacontemplation émerveillée de ces menus incidents.

Sans hâte, heureux de vivre, suivant des yeux la beauté de ceciet de cela, je m’en fus, – m’arrêtant à chaque pas entre la haie etles orges, – par un sentier qui me mena bientôt à un chemin creuxtout ombragé.

Sur le montant vermoulu de la barrière de chêne qui clôturait lechamp, s’offrit soudain à mes yeux une petite affiche rondeportant, en lettres noires, ce conseil : « Ne prenez que lespilules Cockins, marque G. 90. » Je m’assis sur la barrière,comprenant à peine la portée de ces mots, qui me déroutaient bienplus que ne l’avaient fait le revolver et ma manchetteeffilochée.

Autour de moi, le chœur des oiseaux s’amplifiait.

Je relus attentivement l’annonce, et, la rapprochant de cesfaits matériels : que je portais encore mon vieux vêtement, et quemon revolver n’était pas loin, – je dus forcément conclure que laplanète était toujours la même et que je ne me trouvais pas dans leglorieux au-delà. Ce pays des merveilles n’était que l’ordinairemonde, le vieux monde de ma colère et de ma mort. Mais au moins, àle voir sous ce jour, c’est comme si on eût rencontré une vulgairefille de cuisine, lavée, parée, et tirée à quatre épingles… quedis-je, vêtue d’une robe royale, adorable et adorée.

Certes, ce ne pouvait être que le vieux monde, mais unrayonnement de santé et de bonheur enveloppait toute chose de sonprestige ; c’était évidemment le vieux monde, mais lessouillures de la vieille vie en étaient retranchées.

Je me rappelai les dernières phases de ma précédente existence,le paroxysme de mon exaspération et de ma folie meurtrière,l’universelle ténèbre, le tourbillonnement suffoquant du brouillardvert : la Comète avait frappé la Terre et mis fin à tout cela.

Mais depuis ?… Et maintenant ?…

J’interrogeais mes imaginations d’enfance ; j’avais crufermement à l’inévitable d’un dernier jour, à la trompette terribledu Jugement, à la résurrection. J’étais donc par-delà ce Jugementdernier qui avait dû avoir lieu et j’y avais échappé ; dumoins, le souvenir s’en était effacé en moi, et je me trouvais dansce monde mis à neuf, balayé de ses immondices pour toutrecommencer. Mais on avait oublié l’affiche.

Je ne doutai pas que Cockins eût été traité selon ses mérites.Ce Cockins m’obsédait, avec son puffisme imbécile. Ce marchandd’ordures salissait de ses réclames mensongères l’innocence despaysages, à seule fin de conquérir pour lui-même un luxe criard,une grande maison laide et bête, une automobile affolante, unnombre considérable de domestiques abjects et goguenards, etd’acheter, par des contributions électorales, un titre de baron,couronnement sans doute de ses rêves. Vous vous imaginez mal lapetitesse de ces temps passés, leur naïve et bizarre absurdité.Pour la première fois, ces pensées me trouvèrent sans amertume :j’avais vu, jadis, de la méchanceté et de la tragédie là où je nevoyais plus que les effets d’une extraordinaire sottise. Le côtéridicule du faste et de l’orgueil humain m’apparut, et ce nouvelaspect des choses révolues m’éclaira dans ces rayons d’aurore, etprovoqua un rire inextinguible. Cockins ! Cockins, sans doutedamné ! La vision du Jugement dernier en devenait burlesque etjoyeuse : je voyais les anges dissimuler de leurs ailes un rireirrépressible, cependant que le corps de Cockins s’élevait dansl’espace parmi l’ironie des sphères.

– Voici encore un joli spécimen, qu’est-ce qu’il faut faire decette jolie chose ?

Et l’Ange du Jugement extrayait, de cette masse charnelle, uneâme, comme un mollusque de sa coquille.

Mon rire fut sonore et prolongé… Mais pendant même que je riais,le sentiment intime des choses accomplies refréna ma gaieté ;je pleurai, secoué de sanglots bruyants, et les larmes inondèrentmes joues.

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