Au temps de la comète

5.

Ces souvenirs se détachent, sur le sombre passé du monde, avecune pureté et une clarté extraordinaires.

Dans cette admirable matinée, sonore du chant des oiseaux,dominait, semblait-il, un bruit joyeux et lointain decarillon ; ce fut une hallucination sans doute, mais lafraîcheur et la nouveauté de toutes choses appelaient cetteillusion, et des cloches de Pâques sonnaient dans nos cerveaux.Devant moi, assis, ce grand homme pensif et blond avait une sortede beauté massive dans la gaucherie même de sa pose, comme si leGrand Maître de la force et de la gaieté équilibrées l’avaitfaçonné de sa main.

Puis (me ferai-je bien comprendre aujourd’hui ?) il meparlait à moi, étranger, sans réserve, sans précautions oratoires,comme on cause à présent. En ces temps-là, non seulement nouspensions mal, mais notre pauvre pensée même, par suite de milleconsidérations myopes de dignité, de discipline, de discrétion,nous la voilions de circonlocutions avant de la communiquer à nossemblables.

– Tout me revient à présent, – continua-t-il, et, sans que jel’interrompisse, il exposa, en un long soliloque, ses penséesnouvelles.

Comme je voudrais pouvoir vous redire toutes ses paroles. Imagessur images jaillissaient de son cerveau en raccourcis de phrasesbrisées. Si, dans ce que je me rappelle de cette matinée, il merestait autre chose que tel ou tel détail presque effacé sous uneimpression générale, il serait de mon devoir de vous rapporter motà mot ce discours. En voici, fragmentairement, le sens général. Jerevois encore Melmont s’écriant :

– Le cauchemar empira vers la fin. La guerre ! Quelleabominable chose ! Ah ! l’horrible obsession à laquellepersonne n’échappait, personne… et il fallut emboîter le pas autroupeau.

Toute discrétion diplomatique l’avait abandonné.

Il me dévoila les secrets motifs de la guerre, comme tous lesvoient aujourd’hui ; mais ce matin-là, ces révélations mestupéfiaient. Accroupi sur le sol, insoucieux de son pied nu etenflé, me traitant à la fois comme le plus humble des acolytes etcomme son parfait égal, il libéra son esprit des réflexions quil’importunaient.

– Nous aurions pu l’éviter, cette guerre. Il suffisait d’uneparole d’un de nous… un peu seulement de franchise honnête. Quinous empêchait d’être francs les uns avec les autres ? Leurempereur ? Sans doute, il s’était juché sur un amas deridicules et de présomptions. Mais au fond il n’était pas aussi fouqu’il s’en donnait l’air.

En quelques phrases tranchantes et vigoureuses, il démolit toutel’outrecuidance et les fanfaronnades de l’empereur allemand, de lapresse allemande, du peuple allemand, – et les nôtres. Il plaçaittout cela au point d’où nous l’envisageons désormais, et avecl’animosité d’un homme qui se sent coupable à demi et quiregrette.

– Oh ! leurs haïssables petits professeurs, sanglés dansleurs redingotes ! – s’écria-t-il incidemment – se peut-il quede pareils hommes existent ? Et les nôtres donc ?… Nousaurions pu, quelques-uns au moins, adopter une ligne de conduiteplus ferme… étouffer dès le début cette folie…

Sa voix retomba du murmure au silence.

Et moi, j’étais là à le regarder, comprenant tout de lui,apprenant davantage à chacune de ses paroles, et, au cours de cettematinée qui suivit le Changement, je ne m’occupai pas plus deNettie et de Verrall que s’ils eussent été les personnages dequelque roman, dont j’aurais interrompu la lecture pour causer aveccet homme.

– Eh bien ! – dit-il, sortant de ses pensées, – nous voiciréveillés. Rien de tout cela ne peut continuer, il faut y mettrefin. Comment même pareille abomination a-t-elle pucommencer ?… Je me sens comme un nouvel Adam. Croyez-vous quele phénomène ait été général ? Ou bien allons-nous retrouvertous ces gnomes et leurs démêlés ? Qu’importe, aprèstout !

Il fit un mouvement pour se relever, mais se souvint de sonentorse. Il me pria de lui prêter mon appui jusqu’à sa maisonnette,et, chose curieuse, cette réquisition de mes services semblaitaussi naturelle que mon prompt consentement. Je l’aidai à entourerd’un bandage sa cheville, et nous nous mimes en route, moi luiservant de béquille, de telle sorte que nous figurions, dans cechemin creux, grimpant vers les falaises, on ne sait quelquadrupède boiteux.

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