Au temps de la comète

4.

Voulez-vous, maintenant, que je vous rapporte les impressionstoutes vives d’un personnage prosaïque ? Il s’agit d’unépicier du nom de Wiggins. J’ai entendu le récit qu’il en fit dansle bureau de poste de Menton, le soir du premier jour, quand l’idéeme fut venue de télégraphier à ma mère : ce bureau était installédans une épicerie, et je trouvai Wiggins en conversation avec lepropriétaire du magasin. Ils se faisaient une concurrence acharnéeet, de la boutique rivale, de l’autre côté de la rue, Wiggins étaitvenu pour rompre un silence hostile qui durait bien depuis quelquevingt années. Le reflet du Changement brillait dans leur regard,sur leurs joues plus rosées, dans leurs gestes plus dégagés, danstout leur être physique rénové.

– Ah ! notre vieille haine, – me dit M. Wiggins, comme pourm’expliquer l’émotion de cette rencontre, – quel bénéfice enavons-nous tiré, nous et notre clientèle ? Voilà ce que jesuis venu lui dire… Mettez-vous cela dans la tête, jeune homme, sijamais vous ouvrez boutique. C’est une malveillance idiote qui noustenait ! Comment ne nous en sommes-nous pas aperçus plustôt ? Mais ce fut bien moins de la méchanceté que de la bêtise: une jalousie stupide. Pensez donc un peu : voilà deux êtreshumains qui ont vécu pendant vingt ans à portée de voix et quin’ont pas trouvé moyen de se parler, tant leurs cœurs s’étaientendurcis l’un contre l’autre.

– Je ne comprends pas comment nous en sommes arrivés là, –répondit l’épicier concurrent, tout en ficelant, d’un gestemachinal, par paquets d’une livre le thé qu’il avait peséminutieusement. – Ce fut de l’orgueil et de l’obstination. Noussavions parfaitement, et tout le temps, à quel point nous étionsbêtes.

Tout en écoutant, j’affranchissais mon télégramme.

– Tenez, – reprit-il en s’adressant à moi, – l’autre matinseulement, j’étais en train de liquider une caisse d’œufs, je lesvendais à perte pour m’en débarrasser. Ne voilà-t-il pas qu’ilaffiche les siens à neuf pence la douzaine ? Je vois ça enarrangeant mon étalage et je riposte du tac au tac : « Œufs à huitpence la douzaine, les mêmes qui sont vendus ailleurs neuf pence. »Une baisse d’un penny d’un coup… presque à prix coûtant… et notezbien, – ajouta-t-il d’un ton impressionnant, en se penchantau-dessus du comptoir : – ce n’étaient pas du tout les mêmesœufs.

– Eh bien ! je vous le demande, ne fallait-il pas être foupour en arriver là ? – renchérit l’ancien adversaire.

Je remis mon télégramme, dont le boutiquier se chargeacomplaisamment, et, à mon tour, j’entamai alors la conversationavec M. Wiggins. Il n’en savait pas plus long que moi sur la naturedu Changement survenu. Si alarmé fût-il par les lueurs vertesqu’après les avoir considérées quelque temps de derrière lespersiennes de sa chambre à coucher il s’était levé et habillé,avait fait endosser à ses proches leurs vêtements du dimanche afinque tous fussent prêts « pour le départ ». Tout ensemble ilssortirent dans le jardin, partagés entre l’admiration du spectaclegrandiose et une terreur qui allait croissant. Fervents méthodisteset très religieux, hors des heures d’affaires, il leur sembla, dansces derniers moments de magnificence céleste, que la sciences’était leurrée et que les fanatiques avaient raison. Les vapeursvertes les convainquirent que la fin du monde approchait et ils sepréparèrent à comparaître devant leur Dieu.

Ce Wiggins était un petit homme d’aspect commun, en manches, dechemise, le ventre sanglé dans un tablier d’épicier. Avec un accentqui sonnait pauvre et bref à mes oreilles habituées à laprononciation large du Staffordshire, il me narra son histoire,sans une pensée d’orgueil, et pourtant elle me donna parfois lasensation de l’héroïsme.

Ces gens ne s’enfuirent pas çà et là comme tant d’autres ;le père, la mère et les deux filles, groupés parmi les groseilliersde leur jardinet, sentant s’appesantir sur eux la terreur de leurDieu et de leur Juge, unirent leurs voix dans un cantique.

Tous quatre, à pleine voix et d’une façon un peu languissante etcriarde, selon la commune habitude, chantèrent jusqu’à ce que, l’unaprès l’autre, ils se fussent affaissés sur le sol. Dans lesténèbres qui s’épaississaient, le receveur des postes avaitdistingué les paroles de leurs hymnes.

C’était vraiment la chose la plus extraordinaire du monde qued’entendre cet homme rougeaud, aux gros yeux pleins de gaieté, quiracontait l’histoire de sa mort récente. Il semblait impossible quetout cela se fût passé douze heures auparavant à peine. Le tableauétait lointain déjà, diminué dans la perspective, de ces genschantant, au milieu des ténèbres croissantes, les louanges de leurDieu. On eût dit qu’il me montrait une miniature édifiante pourmédaillon.

Toutes choses antérieures avaient subi cette réduction, cetteminimisation, si je puis dire ; cette sensation, ai-je apprispar la suite, ne me fut pas personnelle : il semblait que nouseussions grandi. Le petit être, qui avait traversé furieusementl’Angleterre à la poursuite de Nettie, n’eut plus qu’à peine unpouce de hauteur dans le recul des heures. Cette vie d’hier n’avaitété qu’une tragi-comédie pour marionnettes, jouée dans un jourcrépusculaire.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer