Au temps de la comète

4.

Cet éveil miraculeux eut lieu pour moi dans la solitude, et futaccompagné de rire et puis de larmes. Ce n’est qu’au bout d’uncertain temps que je rencontrai un de mes semblables. Jusqu’aumoment où j’entendis une voix appelant au secours, je ne me souciaipas de savoir s’il existait au monde d’autre créature humaine quemoi. L’humanité semblait disparue, comme toutes les misères dupassé. De la tanière individuelle où mon timide égoïsme s’étaitblotti, je sortais l’âme si large que je me figurais être toutel’humanité. J’avais ri de Cockins, comme j’aurais ri de moi-même,et cette voix qui appelait à l’aide m’arrivait comme une idéesoudaine de mon propre cerveau. On réitéra l’appel :

– Je suis blessé !

La voix montait du chemin creux ; descendant de quelquespas dans cette direction, j’aperçus Melmont assis près d’un fosséet me tournant le dos.

Certaines des menues impressions sensorielles de cette matinéedurent creuser dans mon esprit une trace si profonde que je croisfermement qu’à l’heure où je passerai par-delà l’existence vers lemystère à venir, quand les choses de cette vie s’évanouiront devantmes yeux, comme les brumes du matin se dissipent devant le soleil,ces impressions s’effaceront les dernières sous le voile interposéde la mort. J’assortirais encore, par exemple, la fourrured’automobile de Melmont, je pourrais peindre la teinte rougeâtre deses grandes joues, ses cils clairs filtrant la lumière qui sereflétait dans l’œil. Son chapeau gisait à terre, et il penchaitvers son pied tordu sa tête en dôme à la chevelure lisserouge-blond. Son dos paraissait énorme, et quelque chose, dans cetaspect massif, me remplit de sympathie affectueuse.

– Vous êtes blessé ? – demandai-je.

– Oui, – dit-il, de sa voix pleine et lente.

Et, se retournant, il me montra un profil régulier, au nez bienmodelé, et cette lèvre lourde, joie des caricaturistes du mondeentier.

– Je suis bien embarrassé. J’ai fait une chute et je me suisfoulé le pied. Où êtes-vous donc ?

En trois pas, je fus en face de lui, observant ce visage siconnu. Il avait retiré sa guêtre, sa bottine et sa chaussette, jetéde côté ses gants de chauffeur et il explorait, entre ses deuxpouces, sa cheville enflée.

– Je ne me trompe pas, vous êtes bien Melmont ?

– Melmont ? – Il réfléchit un instant. – Oui, c’est bienmon nom… – et il ajouta sans lever la tête – Mais ça ne me remetpas la cheville.

Il y eut un instant de silence, qu’interrompit un grognement dedouleur.

– Savez-vous ce qui est arrivé ? – questionnai-je.

Palpant toujours, il acheva son diagnostic.

– Elle n’est pas fracturée.

Je répétai ma question.

– Mais non, – répondit-il, et, sans curiosité, il leva pour lapremière fois la tête.

– Il y a un Changement…

– Oui, un Changement, – dit-il, avec un regard d’intérêt et avecun sourire que je n’avais pas prévu si agréable. – Mes sensationsinternes ont un peu monopolisé mon attention, mais je remarque quetout est extraordinairement lumineux. C’est ce que vous voulezdire ?

– En partie, et de plus une singulière sensation, une netteté decerveau…

Il me dévisagea fixement et sembla méditer.

– Voyons, je viens de m’éveiller, – murmura-t-il, avançant àtâtons dans ses souvenirs.

– Tout comme moi.

– Je m’étais trompé de chemin… Je ne me souviens plus comment…Ah ! oui, un étrange brouillard vert…

Il examina son pied malade.

– C’est cela, – reprit-il, – la Comète… Je marchais dansl’obscurité au long d’une haie… Je voulus courir et j’ai dûdégringoler au fond de ce chemin creux, voyez plutôt. – Et il fitsigne de la tête. – Cette traverse à la brisure fraîche, c’est à çaque j’ai buté ; c’est ça, oui… – conclut-il en considérant lestraces de l’accident.

– On n’y voyait pas. Une sorte de gaz vert arrivait departout ; je ne me souviens que de cela.

– Et puis vous vous êtes éveillé, comme moi, avec une sensationd’effarement. Il est certain que l’atmosphère a quelque chosed’insolite. Ah ! j’y suis… Je filais sur une route dans monauto ; j’étais très agité et préoccupé ; je suisdescendu… Tout me revient, – s’écria-t-il, avec un geste triomphant: – Les cuirassés… Maintenant, j’y suis ! Nous avions disposénotre flotte depuis cette côte-ci jusqu’au Texel. Nous leur avionscoupé la retraite. Ils nous ont coulé le Lord Warden. Grandsdieux ! Un cuirassé qui a coûté deux millions de livres !Cet imbécile de Rigby prétendait que ça ne faisait rien : onzecents hommes coulés à fond… Nous balayions la mer du Nord commeavec un filet, et l’escadre du Nord-Atlantique les attendait auxFéroé. Et pas un de leurs vaisseaux n’avait de charbon pour troisjours. Ai-je rêvé ? Mais non, j’ai raconté tout ça à un tas degens dans une réunion… parfaitement… pour les rassurer… Ils étaienttrès emballés, mes auditeurs, mais singulièrement alarmés par levoisinage de la flotte ennemie. Quels drôles de gens… gnomesventrus et chauves, pour la plupart… Où ça donc ? Mais oui…Nous avons eu toute la lyre, banquet, huîtres ; c’était àColchester. Je m’y étais rendu pour démontrer que ces rumeurs dedébarquement n’avaient aucun bon sens… et précisément j’enrevenais. Comme ça paraît lointain… Ça se passait hier, cependant…Mais oui, il n’y a pas de doute sur ce point… J’étais descendu del’auto, au pied de la montée, pour gagner la falaise par unsentier ; on m’avait dit que leur cuirassé était acculé à lacôte. Mon souvenir est net… j’entendais les canons.

Il réfléchit un instant.

– Étrange que j’aie pu oublier cela… – marmotta-t-il. – Lesavez-vous entendus, vous ?

Je répondis affirmativement.

– Était-ce la nuit dernière…

– À deux ou trois heures du matin, – précisai-je.

Il s’appuya en arrière sur les poings et, me regardant avec unfranc sourire, il reprit :

– C’est curieux, mais, en ce moment même, tout cela me semble unsonge ridicule. Est-ce que vous croyez que le Lord Warden a jamaisexisté ? Pensez-vous sérieusement que nous avons fait coulertoute cette belle mécanique par manière de jeu ? C’est unmauvais rêve… et cependant c’est arrivé.

C’eût été, suivant les anciennes habitudes, une chose fortsingulière que cette conversation libre et familière avec un sigrand personnage.

– Oui, – répliquai-je simplement, – vous avez trouvél’explication. On s’est réveillé d’autre chose que des effets d’ungaz vert. C’est comme si tout le reste n’avait jamais été laréalité.

Il fronça ses sourcils et tâta rêveusement son mollet. – J’aifait un discours à Colchester…

Je crus qu’il allait continuer, mais ses habitudes réticentes,un reste de discrétion diplomatique, l’arrêtèrent.

– C’est curieux, – dit-il, changeant de sujet, – que la douleurque j’éprouve soit plus intéressante que désagréable.

– Vous souffrez ?

– Oui, ma cheville souffre. C’est une fracture ou une mauvaiseentorse, je penche plutôt pour l’entorse. Tout mouvement m’estdouloureux ; mais, personnellement, je ne souffre pas. Jen’éprouve rien de ce malaise général qui accompagne toujours unecontusion locale, absolument rien.

Il réfléchit, puis :

– J’ai parlé à Colchester, discouru sur la guerre. Je m’yretrouve mieux maintenant ; les reporters griffonnaient pagessur pages… Des vins vieux, des crus fameux… un brouhaha… deshuîtres excellentes…

Voyons, qu’est-ce que je leur disais de la guerre ?…Ah ! voilà… qu’elle serait, sans doute, longue et sanglante…qu’elle réclamerait des sacrifices au château comme à la chaumière…Quelle rhétorique ! Avais-je trop bu, hier soir ?

Il prit entre ses mains son genou droit et, y appuyant lementon, il regarda, droit devant lui, des choses invisibles.

– Grand Dieu ! – murmura-t-il avec dégoût.

Grossi par sa fourrure, il faisait l’effet, au soleil, d’un êtred’une taille extraordinaire, et je sentis que je devais respectersa méditation. C’était la première fois que je rencontrais un hommepareil ; avant le Changement, je n’étais pas certain que cespersonnages existassent vraiment. Mes idées sur ce que pouvait êtreun homme d’État furent, avant le Changement, des plus vagues, et,si je me les rappelais, elles n’accorderaient sans doute aucuneconsistance individuelle et humaine à ces sortes d’entités.L’opinion que je m’en formais provenait en partie de caricatures eten partie d’articles de journaux. Je n’avais pour eux aucunrespect, et voilà, comme premier effet du Changement, que je metrouvais en face d’un être dont je percevais nettement lasupériorité et que j’avais pu aborder sans servilité, avecfranchise et avec une respectueuse attention. Mon égoïsme rance etulcéré, ou bien les amertumes de la vie, ne me l’auraient paspermis avant le Changement.

Il abandonna sa méditation, non sans conserver une attitudequelque peu perplexe.

– Ce discours que je prononçai hier soir fut une sottisemalfaisante, voyez-vous. On n’y changera rien. Tous ces petitsgnomes ventripotents, en habits noirs, gobant des huîtres, fidonc…

Un des effets les plus naturels de ce matin de merveille fut quej’acceptai ce ton de franchise à peine croyable, sans rien perdrede ma déférence pour mon interlocuteur.

– Oui, – dit-il, – vous avez raison ; tout cela estindéniablement vrai, et pourtant je ne peux y voir autre chosequ’un rêve.

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