Au temps de la comète

5.

Il était tard quand nous nous séparâmes et que je regagnai mondomicile.

Notre maison se dressait en bordure d’un petit square des plusrespectables, avoisinant l’église paroissiale de Clayton. M.Gabbitas, le vicaire à tout faire, louait notrerez-de-chaussée ; au premier, logeait une vieille demoiselle,miss Holroyd, qui peignait des fleurs sur porcelaine pour gagner savie et celle de sa sœur aveugle, installée dans la chambrecontiguë. Ma mère et moi, nous habitions le sous-sol, et couchionsdans les mansardes. La façade était tapissée par les ramificationsd’une vigne vierge, qui, bravant l’atmosphère empestée, pendaitsous le porche de bois, en masse enchevêtrée dont nulle taillen’avait guidé la fantaisie.

En montant les marches du perron, j’entrevis M. Gabbitas entrain de tirer des épreuves photographiques à la lumière d’unelampe. C’était la joie de sa menue existence de passer ses vacancesà l’étranger avec, comme compagnon de voyage, un bizarre appareil àinstantanés, et de rentrer muni d’une multitude de petits clichéshorriblement voilés qu’il avait été prendre dans d’intéressants etbeaux endroits. La compagnie qui fabriquait les appareils luidéveloppait ses clichés à des prix minimes, et il passait sessoirées à en tirer des épreuves qu’il infligeait à ses amis etconnaissances. L’École Nationale de Clayton avait été enrichie d’unvaste cadre que garnissaient les fruits de ce travail, et qu’ornaitcette inscription calligraphiée en caractères gothiques : « Vues devoyages en Italie, par le Rev. E. B. Gabbitas. » Cette maniephotographique était le but de sa vie, de ses voyages, sa raisond’exister. C’était sa seule vraie joie. Dans la clarté renvoyée parl’abat-jour, j’aperçus son nez pointu, ses petits yeux aigusderrière ses lunettes, ses lèvres plissées par l’effort méticuleuxde ses doigts.

– Salarié du mensonge ! – murmurai-je, car n’était-il pasun complice solidaire de la Société, une fraction participante dusystème de vol qui faisait de Parload et de moi des esclaves,encore que sa part de butin fût, il est vrai, médiocre ?

– Salarié du mensonge ! – répétai-je, debout dans l’ombre,hors de la clarté falote que projetait la lampe du vicairephotographe.

Ma mère m’ouvrit. Elle me considéra en silence, sachant bien quequelque chose n’allait pas et qu’il serait inutile dem’interroger.

– Bonsoir, maman, – dis-je, en l’embrassant un peubrusquement…

J’allumai ma bougie, et, sans me retourner, montai immédiatementà ma soupente.

– J’ai gardé ton souper au chaud, chéri.

– Je ne veux rien manger.

– Mais, chéri…

– Bonne nuit, maman.

Je grimpai l’escalier et refermai ma porte, soufflai ma bougieet, me jetant sur mon lit, je restai longtemps étendu avant de medéshabiller.

La muette imploration du visage de ma mère m’irritait souventpar-delà toute expression. Il en était ainsi ce soir-là ; jesentais qu’il fallait lutter contre tout attendrissement, et que,si je cédais à sa prière éplorée, c’était le renoncement à monindividualité ; cette résistance m’était pénible à tel pointque le conflit devenait intolérable. L’obligation m’apparaissaitclairement de résoudre à moi seul les problèmes religieux etsociaux, les questions de conduite et d’opportunité, et que lespauvres croyances de ma mère ne me seraient d’aucun secours… ellene pouvait pas me comprendre. Sa religion était la religionétablie, ses seules idées sociales se résumaient en l’obéissance àl’ordre établi, la soumission aux lois, aux médecins, auxmagistrats, aux maîtres, à toutes les autorités constituées ;la foi chez elle était de la crainte. Elle avait deviné à millepetits riens, bien que je l’accompagnasse encore à l’Église, quej’étais en voie de m’affranchir de toutes ces règles quirégentaient sa vie, que je m’en allais vers un inconnu redoutable.Il m’échappait des paroles qui détruisaient les effets de mafiliale hypocrisie. Elle pressentait mon socialisme, mon esprit derévolte contre l’ordre social, les rancunes impuissantes quim’aigrissaient contre tout ce qu’elle tenait pour sacré. Etpourtant, c’était moins ses chers dieux qu’elle eût voulu défendreque moi-même contre moi-même. Elle semblait toujours vouloir medire :

– Mon enfant, je sais que c’est dur… mais la révolte est plusdure encore ; ne pars pas en guerre contre tout cela, monenfant ; ne fais rien qui offense ce qui nous domine… Je saisque cela t’écrasera, si tu t’y risques…

Comme tant de femmes de ce temps-là, elle avait été courbée versla soumission, par la brutalité même de l’ordre de choses établi :la hiérarchie sociale la tenait ployée sous la vénération de laservitude passive. Il l’avait cassée, vieillie ; il lui avaitvolé ses yeux, au point qu’à cinquante-cinq ans elle me regardait àtravers des lunettes, et c’est à peine si elle me voyait ;l’asservissement l’avait accoutumée à l’inquiétude, faisaittrembler ses mains durcies, ses pauvres mains si déformées par letravail, si gercées, si abîmées, avec le bout des doigts rongé parla morsure des aiguilles. Mais c’est à cause d’elle, autant qu’àcause de moi, que la révolte me secouait, et mon amertume me venaitde sa misère autant que de mes aspirations.

Et pourtant, ce soir-là, je la reçus sans aménité. Je luirépondis sèchement et la laissai perplexe et navrée dans lecorridor, devant ma porte brutalement repoussée…

Je restai étendu sur mon lit, furieux contre la rudesse et lamisère de la vie, plein de rage à la pensée de l’arrogant Rawdon,et exaspéré par la froideur de la lettre de Nettie, par laconscience de ma faiblesse et de mon insignifiance, par centhumiliations que je jugeais intolérables, irréparables. Mon pauvrepetit cerveau, las et cependant incapable de s’arrêter, tournaitsans cesse le moulin de ses tourments : Nettie, Rawdon, ma mère,Gabbitas, Nettie…

Tout à coup, mes émotions s’épuisèrent par leur excèsmême ; une horloge sonnait minuit. J’avais le bénéfice del’âge, somme toute, et ces brusques réactions m’étaientcoutumières ; me relevant en sursaut, je me déshabillai à lahâte dans l’obscurité, et ma tête fut à peine sur l’oreiller que jem’assoupis.

Comment dormit ma mère, cette nuit-là, je ne saurais le dire.Pour étrange que cela puisse paraître, je ne me reproche pas maconduite à son égard, cependant que par ailleurs ma conscience merappelle désagréablement mon arrogance vis-à-vis de Parload. Jeregrette mon habituelle façon d’agir à l’égard de ma mère avant leChangement ; c’est, sur ma mémoire, une cicatrice dont jesouffrirai jusqu’à mon dernier jour, mais je ne puis m’empêcher dereconnaître qu’il était difficile qu’il n’en fût pas ainsi, sous lerégime ancien. En ces jours de trouble et de ténèbres, on étaitempoigné par le besoin, par le travail, par des passionsexcessives, avant même d’avoir disposé d’une année deréflexion ; on se trouvait accaparé par une tâche réclamantl’application la plus intense, de telle sorte que la pensée avaitpeine à croître et à s’épanouir ; elle s’étiolait et mouraitdans les cerveaux. À vingt-cinq ans, peu de femmes étaient capablesd’une idée nouvelle, à trente et un ou trente-deux ans peu d’hommesrestaient en état de réceptivité mentale. La récrimination contreles choses existantes était taxée d’immoralité ; de fait,c’était une cause permanente de tracas et de perplexité. Etpourtant la seule protestation, le seul effort contrecarrant cettetendance qu’ont toutes choses humaines à se ralentir et às’obstruer, à se détériorer et à se détraquer dangereusement,venait des jeunes, de la jeunesse sans préjugés et sans pitié. Dansces temps-là, aux yeux des hommes de pensée même, cette alternativeconstituait une des lois inexorables de notre existence : ou nousdevions nous soumettre à nos aînés et nous laisser étouffer pareux, ou nous devions les braver, leur désobéir, les pousser decôté, pour avancer d’un pas sur la route du progrès, avant de nousossifier à notre tour et de devenir l’obstacle pour les nouveauxarrivants.

Cet acte d’écarter brutalement ma mère, ma retraite silencieusevers des méditations solitaires, c’était là un incident symboliquedes dures relations d’enfants à parents. Il n’en pouvait êtreautrement, semblait-il ; et cet antagonisme fatal formaitcomme la rançon du progrès. Nous ne nous doutions pas, alors, quedes cerveaux pouvaient mûrir sans devenir inaccessibles à latendresse, ni que des enfants pouvaient honorer leurs parents touten pensant par eux-mêmes. Nous étions irritables et impatients,parce que nous étouffions dans les ténèbres, respirant le poisond’un air vicié. Cette activité pondérée des cerveaux, aujourd’huiuniverselle, cette vigueur réfléchie, ce jugement qui permet d’agirà coup sûr et qui se manifeste de façon éclatante dans notrecivilisation, étaient choses éparses, disjointes, insoupçonnées, àtravers l’atmosphère corruptrice de notre état antérieur.

Ainsi s’achevait le premier fascicule. Je le replaçai sur latable et cherchai le second.

– Eh bien ? – dit l’homme qui écrivait.

– Est-ce un roman ?

– C’est mon histoire.

– Mais vous… Au sein de toute cette beauté… Vous n’êtes pasce garnement mal éduqué de qui je viens de lire lesaventures ?

Il sourit.

– Un certain Changement se place entre lui et moi, –répondit-il. – Ne l’ai-je pas suffisamment donné àentendre ?

J’hésitai, sur le point de poser une question, mais,apercevant le second fascicule, je le pris en main.

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