Au temps de la comète

4.

Le souvenir, tantôt si intense, de Nettie s’évanouit totalementde mon esprit au contact des lèvres d’Anna. J’aimais Anna.

Nous nous rendîmes devant le conseil de notre groupe (qu’onappelait « commune » à cette période provisoire) et elle me futaccordée en mariage. Dans l’année, elle me donna un fils.

Nous nous vîmes très souvent pendant cette période et nosconversations nous rapprochèrent beaucoup.

Elle devint mon amie fidèle et l’est toujours restée. Quelquetemps même nous fûmes des amants passionnés. Elle m’a toujours aiméet m’a rempli l’âme d’une gratitude tendre et d’un sincèreattachement pour elle. À chacune de nos rencontres, nos mains seserraient et nos yeux se saluaient en un accueil amical, et,pendant toute notre vie, depuis cette heure, nous avons été l’unenvers l’autre prompts à nous secourir, francs, doux et ouvertsdans nos paroles…

Puis, après un certain temps, mon amour et mon désir pour Nettieme revinrent comme s’ils ne s’étaient jamais évanouis.

Aujourd’hui personne n’éprouvera de difficulté à comprendrecette récidive, mais, dans les mauvais jours de fièvre de l’ancienmonde, on en eût considéré le simple aveu comme une monstruosité.Il m’aurait fallu étouffer ce retour de ma première tendresse, labannir de mes pensées, la cacher à Anna, et mentir, sur ce point, àl’univers entier. La théorie du vieux monde n’admettait qu’uneaffection. Nous autres, qui voguons sur un océan d’amour, nous nousimaginons difficilement même cette théorie. L’homme tout entier,supposait-on, se donnait, se remettait à la jeune fille ou à lafemme qui le possédait, et celle-ci, en retour, se donnait, sefondait tout entière en lui ; on ne devait rien réserver desoi. C’était une faute déshonorante de ressentir un surplusd’amour. À eux deux, avec les enfants qui naissaient, l’homme et lafemme formaient un système secret et à part ; l’homme étaitcondamné à ne trouver ni beauté, ni douceur, ni intérêt aux autresfemmes, et l’épouse, de son côté, devait en agir de même avec lesautres hommes.

Les hommes et les femmes du vieux temps s’en allaient à l’écartpar couples, se réfugiant dans de petites maisons comme des bêtesdans leur tanière, et, dans ces foyers, ils s’installaient avecl’intention de s’aimer. En réalité, ils en arrivaient promptement àune surveillance jalouse, née de ce sentiment extravagant depropriété mutuelle. Tout imprévu s’effaçait bientôt de leurconversation ; tout orgueil disparaissait de leur vie commune.Se permettre une liberté réciproque eût été une infamantedépravation.

Que des époux qui s’aiment, comme nous nous aimions, Anna etmoi, vivent après leur voyage nuptial, d’une existence séparée,chacun vaquant à ses occupations particulières, prenant ses repasaux tables publiques jusqu’au jour où la maternité interromptmomentanément, pour la femme, cette indépendance, – voilà quiaurait paru jadis un danger de tous les instants pour notre stricteet implacable loyauté. Le fait encore que j’avais l’audace decontinuer à aimer Nettie, Nettie qui aimait à la fois etdifféremment Verrall et moi, eût été considéré comme un scandaleuxoutrage à la quintessence même de l’antique conventionmatrimoniale.

Dans les vieux jours, l’amour était une affaire de férocepropriété. Aux temps nouveaux, Anna pouvait permettre à Nettie des’épanouir dans le monde de mon imagination, aussi librement qu’unerose tolère auprès d’elle la floraison d’un beau lys blanc.

Puisque je pouvais percevoir des notes que sa voix ne me donnaitpas, Anna était heureuse, parce qu’elle m’aimait, que j’entendissed’autre musique que la sienne. Et elle aussi était sensible à labeauté de Nettie. La vie, à présent, est si riche et nous dispense,avec une telle profusion, l’amitié, les consolations, l’entraide,mille occasions d’affectueuse tendresse, que nul ne marchande auxautres la jouissance pleine et multiple de la beauté. Depuis lecommencement, Nettie était, pour moi, l’image de la beauté, laforme et la couleur du principe divin qui illumine le monde. Pourchacun, il existe des types, des visages et des formes, des gestes,des voix et des intonations qui ont ce caractère inexplicable etinanalysable. On les rencontre dans la foule amicale etbienveillante, et on les reconnaît pour siens. Ils nous émeuventmystérieusement, ils agitent en nous des profondeurs que riend’autre ne troublerait, ils font percevoir et interpréter le monde.S’en détourner, c’est refuser la lumière du soleil, c’estassombrir, c’est immoler la vie… J’aimais Nettie, j’aimais tout cequi lui ressemblait, dans la mesure de cette ressemblance, j’aimaistoutes les femmes qui me la rappelaient, par la voix, les yeux, lesformes ou le sourire. Entre Anna, mon épouse, et moi, il n’y avaitaucune amertume de ce que la grande déesse, l’immortelle génitrice,l’Aphrodite, reine des mers vivantes, visitât ainsi monimagination. Notre amour n’en était en rien diminué, puisquemaintenant, dans notre monde transformé, l’amour est sans limites.C’est un filet d’or jeté sur le globe et qui enveloppe l’humanitéentière.

Je songeais beaucoup à Nettie ; et, chaque fois que j’étaisému par des choses belles, – musique affinée, couleurs pures etprofondes, toutes les pensées tendres et solennelles, – son imagem’apparaissait. Les étoiles et le mystère du clair de lune étaientà elle. De la lumière, elle en avait les cheveux poudrés ;dans ses boucles, comme des fils d’or, s’entrelaçaient des rayonsde soleil…

Un jour, à l’improviste, une lettre d’elle me parvint ;c’était la même écriture large et claire, – mais, avec desexpressions nouvelles, Nettie me disait maintes choses. Elle avaitappris la mort de ma mère, et, depuis, ma pensée avait fini parl’obséder à un point tel qu’elle se risquait à rompre le silenceque je lui avais imposé. Nous échangeâmes plusieurs lettres, commedes amis ordinaires, avec une certaine contrainte entre nous, audébut, car, dans mon cœur, croissait une fois de plus un désirdouloureux de la revoir. Je m’obstinai quelque temps à ne pas luifaire part de ce désir, mais à la fin je ne pus y résister pluslongtemps.

Et c’est ainsi que le premier jour de l’An Quatre elle vint metrouver à Lowchester.

Avec quelque netteté, par-delà un abîme de cinquante années, jeme rappelle cette arrivée. J’allai au bout du parc au-devantd’elle, afin que notre rencontre n’eût pas de témoins. Le matinétait clair et froid, sans un souffle ; une neige immaculéetapissait le sol, et les arbres étaient festonnés d’une dentelleimmuable, où luisaient, en cabochons, des cristaux de glace. Lesoleil levant illuminait cette blancheur d’une coulée d’or, et moncœur bondissait et chantait dans ma poitrine. Oui, je me rappellel’épaule neigeuse de la colline, brillant au soleil contre le bleuprofond du ciel. Soudain j’aperçus la femme aimée qui s’en venait,entre les arbres blancs et immobiles…

J’avais fait une déesse de Nettie, et voici la mortelle adorée.Elle s’acheminait vers moi, chaudement emmitouflée et frissonnante,des larmes de tendresse au bord des yeux, les mains tendues – etson cher sourire tremblait sur ses lèvres. Elle descendit de monrêve, réelle, humaine, avec ses aspirations et ses regrets, sabonté tendre. La déesse transparaissait en elle, rayonnait danstout son corps, elle m’était un temple d’amour adorable : mais jetenais, comme une joie inimaginée, la chair vivante de ses doucesmains de femme.

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