Au temps de la comète

3.

Cette causerie est restée dans ma mémoire, à cause de cetteagréable décision théologique qu’elle prit, mais nous en eûmes biend’autres. Il faisait bon, l’après-midi, après le travail de lamatinée et avant l’étude du soir, d’aller flâner dans les jardinsde Lowchester, d’y fumer une cigarette, pendant qu’elle bavardaitde choses qui l’intéressaient. Le Grand Changement n’avait guèrerenouvelé ni consolidé son être physique ; sa vie, dans lesous-sol de Clayton, l’avait trop usée pour qu’un rajeunissementpût se produire en elle. Comme une étincelle parmi des cendres,elle jeta un éclat, sous une bouffée d’air frais ; et, certes,sa fin en fut hâtée. Mais ses derniers jours s’écoulèrent trèscalmes, dans une félicité sans efforts. Pour elle, la vie a étécomme une journée de pluie et de vent, où le ciel ne se montrerasséréné qu’au soleil couchant.

Elle ne prit pas de nouvelles habitudes parmi les conforts dontelle profitait, ne fit rien qui ne lui fût habituel, mais secontenta de jouir d’une lumière de joie éclairant son passé.

Elle vivait dans la société d’autres vieilles dames de notre «commune », à l’étage supérieur du vaste édifice qu’on appelaitjadis Lowchester House. Ces appartements des derniers étagesétaient simples et spacieux, bien disposés, bien décorés et conçuspour offrir le maximum de confort avec un minimum de service. Nousavions approprié les « châteaux » à des usages communaux ;salles à manger, car les cuisines y étaient grandes et bienoutillées ; lieux de repos pour les personnes ayant dépassé lasoixantaine, etc. Le château de lord Redcar fut ainsi transforméet, de même, celui de Checkshill, où la vieille Mme Verrall faisaitfigure d’hôtesse digne et capable. Il en fut ainsi de la plupartdes aristocratiques habitations de cette belle région qui s’étendentre les Quatre Villes et les montagnes galloises. Les « communs», buanderies, dépendances pour serviteurs mariés, écuries etremises, laiteries, que ces châteaux dissimulaient parmi desbosquets d’arbres, furent aménagés pour nos logis particuliers : ony adjoignit d’abord des tentes et des chalets en bois, et, plustard, des résidences moins provisoires. Pour me rapprocher de mamère, je m’étais installé dans deux chambres du nouvel édificecollégial que notre commune avait été l’une des premières àériger ; de là, je gagnais commodément une station du rapideélectrique qui m’emmenait à nos conférences quotidiennes et à montravail de secrétariat et de statistiques, à Clayton.

Notre commune est une de celles qui furent le plus promptes às’organiser selon les nécessités modernes, l’énergie de lord Redcarnous fut d’un puissant secours. Il avait un sentiment très délicatdu pittoresque de son domaine ancestral ; le détour que fait,dans la forêt d’Ouest, notre ligne électrique, parmi les hêtres,les fougères et les jacinthes, épargnant ainsi les grands espaceslibres du parc, est dû à son initiative ; nous étions fiers àbon droit du paysage qui nous environnait. Presque toutes lesautres communes qui, dans ce pays de parcs bordant la valléeindustrielle des Quatre Villes, se fondirent de tous côtés, àmesure que les travailleurs se déplacèrent, ne furent construitesqu’après qu’on fut venu étudier l’architecture de nos édifices, denos maisons d’habitation, de nos monuments, et la disposition desplaces, des avenues et des jardins qui remplaçaient déjà pour nousles rues étroites, jadis étranglées entre les immenses bâtisses etles résidences ecclésiastiques, autour de la Cathédrale. Onadmirait, pour l’imiter, la façon dont nous avions adapté cesbâtiments à nos nouveaux besoins sociaux. Certaines communes setarguèrent d’avoir amélioré notre plan ; mais aucune nepouvait rivaliser avec notre Jardin de Rhododendrons ; c’étaitlà un luxe unique en notre coin d’Angleterre, et la végétationvigoureuse de ces plantes était due à la richesse d’une épaissecouche de terreau exempt de chaux.

Ces jardins avaient été dessinés sous le troisième lord Redcar,il y avait plus de cinquante ans ; ils abondaient enrhododendrons et en azalées, et, dans les endroits abrités et bienexposés au soleil, de grands magnolias fleurissaient. Les troncsvigoureux des arbres étaient dissimulés sous les rosiers grimpantsfestonnés de pourpre et d’or ; une infinie variété d’arbustesà fleurs, de superbes conifères et d’herbes de pampas faisaientl’orgueil de ce jardin. Barrés par l’ombre des hauts bouquetsd’arbres, de vastes espaces libres verdoyaient ; çà et là, desmassifs de rosiers nains, des parterres de plantes bulbeuses, etdes corbeilles printanières : pensées, primevères, myosotis,silènes. Ma mère préférait ces pelouses et ces allées fleuries,avec les innombrables yeux ronds des petites corolles multicolores.Au printemps de l’Année des échafaudages, elle m’accompagna jouraprès jour jusqu’au banc d’où l’on voyait mieux cette partie dujardin.

Ces promenades lui procuraient, je crois, entre autresimpressions agréables, le sentiment d’une délectable opulence :dans les temps révolus, elle n’avait jamais su ce que c’était qued’avoir un peu plus qu’il ne faut de ce qui est agréable.

Elle restait assise, rêvant et bavardant, devant ce spectacle,et il s’était formé entre nous comme une intelligence mutuelle dece que nous pensions, alors même que nous gardions le silence.

– Le ciel est un jardin, – dit-elle un jour.

Je voulus la taquiner un peu.

– Il s’y trouve aussi des joyaux, des murailles et des portesserties de pierres précieuses, et des chants ineffables, n’est-cepas ?

– Oui, pour ceux qui aiment ces choses, – répliqua ma mère avecfermeté, et elle réfléchit un instant. – Il y aura de quoisatisfaire tous les goûts ; mais pour moi ce ne serait pas leciel, mon enfant, si ce n’était un jardin, un beau jardinensoleillé, avec la certitude d’y rencontrer ceux qui nous sontchers.

Vous autres, nés de la génération heureuse, ne pouvez pas vousrendre compte de l’émerveillement des premiers jours, du sentimentinconcevable de sécurité et des extraordinaires effets ducontraste. Le matin, si ce n’est au cœur de l’été, je me levaisavant l’aube ; je déjeunais dans le train rapide et bienéquilibré, et il m’arrivait parfois de découvrir le soleil levantau sortir du petit tunnel qui perçait la colline de Clayton ;puis, au travail, virilement. Nous avions arraché à la promiscuitédes houilles, des minerais de fer et des terres à potier, nosdemeures, nos écoles et toutes les douceurs de la vie. Débarrassésdésormais de l’obstruction des droits acquis et des timiditésanciennes, nous pouvions nous élancer dans de vastes entreprises,combiner une foule d’activités jadis dispersées et entravées parles patrimoines et les propriétés immobilières, grouper etconsolider d’immenses énergies, réaliser de la sorte de formidableséconomies, – et la vallée cessa d’être un abîme sordide ettragique, avec ses industries rivales, assuma une manière de beautépropre, une beauté sauvage et surhumaine, faite de force mécaniqueet de l’ardeur des flammes ; on se sentait un titan dans cetEtna.

À midi, on s’en revenait, on prenait son bain et on changeait devêtements dans le train ; puis, c’était le déjeuner savouré àloisir dans la salle du club à Lowchester, et les causeries del’après-midi, dans la fraîcheur verte et ensoleillée de nosretraites.

Parfois, dans ses moments de songerie plus profonde, ma mère sedemandait si cette dernière phase de sa vie n’était pas unrêve.

– Un rêve, – lui assurais-je, – un rêve en effet, mais un rêvequi est plus près de la réalité que le cauchemar des tempsanciens.

Mon costume avait pour elle un grand intérêt, car le vêtementétait complètement modifié ; ces nouvelles modes luiplaisaient, disait-elle. J’étais vêtu d’un drap marron très simple,qu’elle palpait avec beaucoup d’admiration, car elle avait, commetoutes les femmes, le goût des étoffes. Je grandis de deux pouces,je gagnai deux pouces de tour de poitrine, et mon poids s’augmentade douze kilos avant ma vingt-troisième année.

Parfois, en joignant ses vieux doigts usés et rugueux, – car sesmains ne devinrent jamais douces, – ma mère se remémorait le passé.Elle me raconta bien des détails inconnus sur sa vie de jeune femmeet sur mon père. Comme ces fleurs écrasées et fanées qu’on trouveaux feuillets d’un vieux livre et qui gardent quelque chose de leurparfum, ces souvenirs avaient une saveur surannée. Et jem’imaginais, avec un bonheur mélancolique, que ma mère avait puêtre aimée avec passion, que mon père avait un jour versé deslarmes de tendresse entre ses bras. Elle tenta même parfois de meparler de Nettie, avec ces vieilles phrases de naguère, que seslèvres savaient dépouiller de leur amertume :

– Elle n’était pas digne de toi, mon cher enfant, disait-elletout à coup, me laissant deviner à qui elle faisait allusion.

– Aucun homme n’est digne de l’amour d’une femme, aucune femmen’est digne de l’amour d’un homme. Je l’aimais, ma chèremère ; à cela vous ne pouvez rien changer.

– Il y en a d’autres, – rêvait-elle, – il y en a d’autres.

– Pas pour moi : tout mon cœur, je l’ai donné ; je ne puisrecommencer, mère chérie.

Elle soupirait et ne disait plus rien. Une autre fois, – voici,je crois, ses propres paroles :

– Tu te sentiras bien seul quand je n’y serai plus.

– Alors ne partez pas, – répliquai-je.

– Que veux-tu, mon enfant, le jeune homme doit s’unir à la jeunefille.

Je ne répondis rien à cela.

– Tu penses beaucoup trop à Nettie, mon fils. Ah ! Si jepouvais te voir marié à quelque gentille épouse, à quelque bonne, àquelque douce fille.

– Chère mère, je n’ai aucune envie de me marier. Peut-être qu’unjour… Je puis attendre.

– Mais vraiment, tu fuis la société des femmes.

– J’ai mes amis. Ne vous inquiétez pas, ma mère ; il y aassez de besogne au monde, aujourd’hui, pour un homme, quand mêmeil serait devenu insensible à l’amour. Nettie était pour moi la vieet la beauté, elle l’est encore, elle le sera toujours ; necroyez pas que j’aie trop perdu.

Car, dans mon cœur, je me disais que le dénouement n’était pasencore venu, que tout n’était pas fini.

Une autre fois, elle me décocha une question qui me surprit:

– Où sont-ils, maintenant ? – demanda-t-elle.

– Qui ça ?

– Nettie et… l’autre ?

Elle avait pénétré le fond de mes pensées.

– Je ne sais pas, – dis-je d’une voix brève.

Sa main décharnée toucha la mienne.

– Ça vaut mieux ainsi, – murmura-t-elle, comme en s’excusant. –Vraiment ça vaut mieux.

Et quelque chose dans le tremblement de sa vieille voix meramenait à ces temps où ses conseils de soumission, sesexhortations suppliantes à la patience, au respect de tout ce quinous écrasait, éveillaient en moi la colère et l’esprit derévolte.

– C’est précisément de cela que je doute, – répliquai-je.

Sentant bien que je ne pouvais poursuivre cette conversation surNettie, brusquement je me levai et sortis, pour revenir au bout dequelques instants lui parler d’autre chose, en lui rapportant unbouquet de narcisses.

Je ne passais pas tous mes après-midi auprès d’elle. Mon désirmal étouffé de Nettie se réveillait parfois, et j’avais besoin desolitude. Je me calmais par la marche et la bicyclette et bientôtje m’adonnai avec un intérêt nouveau à l’équitation. Le chevalavait profité du Changement : dès la première année, la tractionanimale était totalement abandonnée. Désormais et partout, lestransports furent l’œuvre de machines, et le cheval devint unadmirable instrument pour la distraction et la culture physique dela jeunesse. Je montais avec selle et, ce qui est mieux, àpoil ; et je constatai que les exercices violents étaient unbon remède contre les crises d’écrasante mélancolie quim’envahissaient. Quand, au bout d’un certain temps, l’équitationeut perdu de sa nouveauté, je me joignis aux aviateurs quis’exerçaient à planer par-delà les collines de Horsemarden. Bref jeconsacrais à ma mère un jour sur deux et, à tout prendre, les deuxtiers de mes après-midi.

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