Au temps de la comète

6.

Irais-je frapper successivement aux trois maisonnettes ?…Et si c’était un domestique qui m’ouvrait ?…

Devais-je attendre et surveiller les portes, jusqu’aumatin ?… Mais pendant ce temps-là…

Aucun bruit ne venait de cette direction. Si je me glissais àpas de loup, peut-être qu’un mot surpris, quelque chose entr’aperçupar une fenêtre, me guideraient. Devais-je faire un détour pourm’approcher des chalets, ou m’avancer franchement jusqu’à leurseuil ? Il faisait assez clair pour qu’elle pût me reconnaîtrede loin. Sans doute, une question posée à la première personnerencontrée aurait pu me fixer, mais alors je me serais trouvé enface des « traîtres », avec, autour de moi, des gens prêts àarrêter mon geste, à immobiliser mes mains. Et puis, quel nomportaient-ils ici ?

Boum !… Un sourd bourdonnement envahit mes sens et serépéta ; je me retournai impatiemment, comme on se rebiffe àune impertinence, et j’aperçus, à quatre milles à peine du rivage,un grand cuirassé fendant à toute vapeur la nappe d’argent. Sescheminées vomissaient dans le ciel un nuage d’étincelleséblouissantes ; l’éclair de ses canons braqués vers le largeprovoquait, en retour, d’autres éclairs, comme un écho renvoyé parla ligne de fumée qui traînait au ras de l’horizon. Je restaispétrifié devant l’irruption inopinée de ce vacarme. Mais quem’importait tout cela ?

Le sifflement frissonnant d’une fusée jaillit du promontoire ets’éparpilla en or contre la lueur du zénith ; un troisième etun quatrième coup de canon retentirent.

Successivement, aux fenêtres du village, brilla, en carrésrouges, la lueur des lampes vite allumées : des ombres de têtes s’yencadraient ; une porte s’ouvrit, laissant échapper du seuilune coulée de lumière jaune qui se fondit dans la clarté de laComète. Ce remue-ménage me rappela à mes affaires.

Boum ! Boum !… Derrière les cheminées du cuirasséj’aperçus une spirale de flamme et j’entendis le halètement et leronflement de ses machines surchauffées.

Des voix s’interpellaient dans le village ; une formedrapée de blanc, encapuchonnée dans un peignoir de bain, rappelantgrotesquement la silhouette d’un Arabe en burnous, sortit d’une desmaisonnettes les plus proches et se dressa sans ombre dans la lueurdiffuse.

De la main protégeant ses yeux, l’homme observa l’horizon, et,avec de grands éclats de voix, il invita à le rejoindre ses voisinsrestés chez eux.

Ses voisins, c’était mon couple. Mes doigts se crispèrent surmon revolver. Quel intérêt pouvait avoir pour moi cettecanonnade ? J’allais faire le tour des maisonnettes, et lesprendre de flanc. La bataille navale favorisait mon projet : encela seul elle m’intéressait. Boum ! Boum ! lesconcussions de l’air m’ébranlaient physiquement. Qu’importe !Nettie allait peut-être se montrer, elle aussi. En effet, une, puisdeux formes drapées rejoignirent le premier spectateur : celui-ci,le bras tendu, expliquait le combat.

– C’est un Allemand, il est cerné.

Quelqu’un contesta son opinion ; il s’ensuivit unediscussion que je ne saisis pas. Cependant j’opérais sans hâte monmouvement tournant, l’œil sur le groupe. Un cri unanime, que leurarrachait un incident nouveau, m’arrêta, et je me tournai aussivers le large ; une gerbe d’eau jaillit sous la chute d’unprojectile qui avait manqué son but, une seconde trombe d’eausurgit de la mer, puis une troisième et une quatrième, qui serapprochaient de nous à chaque fois ; enfin, une colonne depoussière s’éleva du promontoire d’où était montée la fusée et sedispersa de gauche et de droite. Presque en même temps un fracasformidable éclata et l’homme à la voix de ténor cria :

– Touché !

Voyons !… Mais je devais faire le tour de la maisonnette etaborder le groupe par-derrière.

À ce moment, une voix de femme se fit entendre, aiguë etclaire.

– Hé ! les amoureux ! Il n’y a pas que la lune demiel ! Arrivez donc en voir une autre.

L’ombre de la dernière maisonnette s’éclaira et, de l’intérieur,un homme riposta par quelques paroles, que je ne perçus pas ;mais soudain la voix de Nettie prononça distinctement :

– Nous rentrons du bain.

Puis, ce fut la voix du ténor.

– N’entendez-vous pas le canon ? On se bat à moins de cinqmilles du large.

– Comment ? – cria-t-on dans le chalet, et la fenêtres’ouvrit.

– Oui, là-bas !

Je n’entendis pas la réponse, car j’avais fait du bruit enmarchant. À coup sûr, tout ce monde était trop absorbé par labataille pour regarder de mon côté ; je marchai donc droitdevant moi, dans les ténèbres qui cachaient Nettie.

– Voyez donc ! – cria quelqu’un, en montrant le ciel.

Je levai les yeux, moi aussi. Tout le firmament était strié debrillantes bandes vertes. Elles rayonnaient autour d’un point situéà mi-distance de l’horizon occidental et du zénith ; unmouvement flottant se manifestait dans la masse nuageuse du météorequi semblait à la fois se déverser vers l’ouest et retomber versl’est, et l’on entendait un crépitement incessant, comme si toutel’atmosphère pétillait d’une fusillade continue. La Comète venait àmon secours, me semblait-il, voilant de ce rideau de bruit lessottises qui se jouaient au large.

Boum ! fit un canon du grand cuirassé. Boum !Lança-t-il encore, et aussitôt les pièces des croiseurs qui lepourchassaient tonnèrent à leur tour.

Cette écume lumineuse qui bouillonnait dans toute l’étendue duciel donnait le vertige dès qu’on la regardait. Je restai uninstant étourdi ; la tête me tournait. Une pensée soudaine,curieusement étrangère à mes soucis du moment, me traversa l’esprit: si, après tout, ce qui s’était dit de la fin du monde allaits’accomplir ? C’est Parload qui aurait eu raison !

Puis, tout cela me parut machiné pour consacrer ma vengeance :en bas, cette bataille, là-haut, ce firmament de feu, n’étaient quele vêtement orageux de mon action. La voix de Nettie s’éleva àmoins de cinquante mètres, réveillant ma colère. Je devais laretrouver, – dans cette heure de terreur, je devais lui apporterune mort inattendue. Elle serait à moi : je la reprendrais, d’uneballe de revolver, sous les grondements du tonnerre et dans lesaffres de l’épouvante. À cette pensée, je poussai un cri sauvagequi se perdit dans le tumulte, et je m’avançai, téméraire, l’armeau poing.

Cinquante, quarante, trente mètres… le petit groupe, insoucieuxde mon approche, s’augmentait de nouveaux arrivants ; mon butseul m’accaparait : la bataille navale, les feux du météore medevenaient indifférents. Quelqu’un, en courant, sortit de lamaisonnette, et, une phrase inachevée aux lèvres, fit halte soudainà ma vue : c’était Nettie, coquettement drapée dans un manteausombre. La lumière verte éclairait en plein ses traits charmants etson cou d’ivoire. Elle offrit l’expression de la surprise et de laterreur, en me voyant avancer sur elle ; on eût dit qu’uneforce l’avait saisie au cœur et l’immobilisait pour servir de cibleà mes balles.

Boum ! hurla le cuirassé d’un ton comminatoire.

Bang ! glapit le revolver dans mon poing crispé. Le gesteavait été plus fort que moi… je ne voulais pas tirer sur elle à cemoment-là, non ! Bang ! fit mon arme une seconde fois,tandis que j’avançais encore. Des deux coups, aucun n’avait porté,semblait-il.

Elle fit deux pas vers moi, le regard fixe, puis quelqu’uns’interposa, en qui je reconnus le jeune Verrall.

Un gros homme, l’individu au burnous, surgit brusquement devanteux comme un bouclier absurdement inefficace. Son visage convulséexprimait la frayeur et l’effarement. Il se précipita au-devant demoi, les bras ouverts, en criant quelque bêtise, avec l’allure dequi barre la route à un cheval emballé. Il s’efforçait, compris-je,de me dissuader. C’était bien le moment de déconseiller !

– Imbécile ! – l’invectivai-je, la voix rauque, – ce n’estpas à vous que j’en ai.

Mais il n’en fit pas moins à Nettie un écran de sacorpulence.

Par un effort terrible de volonté, je me retins de lui tirer autravers du corps. Malgré ma surexcitation, j’avais encoreconscience que je ne devais pas le tuer, celui-là. Pendant quelquessecondes, je ne sus vraiment à quoi me résoudre, puis, me décidantbrusquement, je fis un bond de côté, fonçai sous son bras gaucheétendu, et me trouvai en face de deux autres individus à l’attitudeassez irrésolue. Je tirai un troisième coup en l’air, par-dessusleur tête, et courus sur eux ; ils s’écartèrent à droite et àgauche. Je m’arrêtai pour attendre un jeune homme à museau derenard qui accourait de côté et projetait sans doute de m’assaillirde flanc. Il recula d’un pas devant mon offensive résolue, courbal’échine et, de son coude levé, se protégea la tête. Ma route étaitlibre et j’aperçus, devant moi, Nettie que Verrall entraînait parle bras dans une fuite éperdue.

– Parfait ! – me dis-je.

Ma quatrième balle se perdit dans leur direction. Exaspéré parces maladresses successives, je me lançai furieusement à leurpoursuite, déterminé à les pourchasser jusqu’à bout de forces, et àne plus tirer qu’à bout portant.

– C’est à ceux-là que j’en veux ! – criai-je, écartant tousles importuns. – À un mètre ! – me répétais-je, haletant. – Àun mètre… Ne risque pas une balle avant d’être à un mètre, pas uneballe !…

J’entendis courir derrière moi, mais au train où nous allions,les deux amants et moi, ces gêneurs eurent tôt fait d’abandonner lacourse.

Nous détalions à toutes jambes, et, pendant un moment, je fustout entier absorbé par la monotonie de ce galop rapide. Le sabletourbillonnait sous mes pas en nuages teintés de vert. L’atmosphèreétait assourdie par des grondements incessants de tonnerre ;un brouillard vert et lumineux roulait sur le sol, autour de nous.Qu’importaient de pareils détails ? Nous courions toujours…Gagnais-je du terrain ou non ? Telle était ma préoccupation.Ils franchirent la brèche d’une clôture soudain interposée etfilèrent à droite ; nous nous trouvions sur une route. Mais cebrouillard vert qui s’épaississait ! Il semblait qu’on dût lefendre pour avancer. Les fuyards commençaient à ydisparaître ; mon énergie redoubla et je gagnai une douzained’enjambées.

Elle faillit tomber ; il la soutint et l’entraîna en avant.Ils tournèrent à gauche, quittant la route et passant à traverschamps. Un faux pas me fit rouler dans un fossé qui semblait pleinde fumée. En me relevant, je ne distinguai plus qu’à peine lasilhouette des fugitifs dans le brouillard livide. Mais je reprisma course opiniâtre.

En avant ! En avant ! La violence de l’effort metirait des gémissements intermittents. Je trébuchai de nouveau, etproférai des jurons furibonds. Les concussions des pièces de groscalibre, dans l’air opaque, me faisaient bourdonner lesoreilles…

On ne les voyait plus. On ne voyait plus rien, mais j’allaistoujours. Mon pied choppa encore une fois. De hautes herbes ou desbruyères m’entravaient les jambes. Je ne voyais pas sur quoi jemarchais, car la couche de brouillard tournoyait maintenant àhauteur de mes genoux. Mon cerveau était pris de vertige. Quelquechose tourbillonnait et ronflait dans ma tête, tandis que je medébattais en vain sous les plis multipliés de ce rideau vert sombrequi s’écroulait sur moi. Des ténèbres impénétrables enveloppaienttoutes choses.

Dans un dernier et frénétique effort, je tendis mon revolver àbout de bras et je fis feu au hasard en m’affalant, de tout monlong, sur le sol.

Le lourd rideau vert était devenu tout noir, et rien ne subsistadu monde et de moi.

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