Au temps de la comète

3.

Ce premier numéro, nouvelle série, du vrai Nouveau Journal,relique desséchée d’un âge évanoui, me rappelle « l’objetappartenant à la personne », que les gens superstitieux de jadismettaient entre les mains des « somnambules extralucides ». Rienqu’à effleurer le grain du papier, je franchis rétrospectivement unabîme de cinquante années, et je nous revois tous les trois,attablés sous la tonnelle ; un parfum d’églantine nousenveloppe, et, quand la conversation s’interrompt, c’est le murmuredes abeilles, dans les héliotropes des bordures, qui nousberce.

C’est l’aube des temps nouveaux, mais nous traînons encore lesstigmates et la livrée des temps anciens.

J’ai toujours mon teint brun, mes mauvais vêtements et, sur majoue, l’ecchymose jaune et bleue que le poing de lord Redcar ydessina. Le jeune Verrall, assis en coin, mieux pris de taille,mieux vêtu, blond et calme, est de deux ans mon aîné, mais ne leparaît pas, à cause de la fraîcheur de son teint ; Nettie mefait vis-à-vis, et me fixe de ses yeux noirs, plus grave et plusbelle que je ne la vis jamais. C’est la même robe blanche quej’avais remarquée quand je la rencontrai dans le parc, et, à soncou, s’enroule encore le même collier de perles où pend unmédaillon d’or. Elle est tellement la même et elle est tellementchangée ! Une fillette alors, et aujourd’hui une femme ;dans l’intervalle de cette métamorphose, toutes mes angoisses ettoutes les merveilles du Changement ont passé. Au bout de la tableverte où nous nous accoudons, une nappe immaculée porte le modestecouvert. Derrière moi, à flots prodigues, le soleil inonde lejardin bigarré.

Je revois toute la scène ; je suis encore assis, mangeantgauchement ; ce journal est étalé sur la table, et Verrallparle du Changement :

– Vous ne pouvez pas vous imaginer, – explique-t-il, de sa voixfine et assurée, – combien de billevesées le Changement a détruitesau fond de moi. Je ne me sens pas encore éveillé. Les hommes de masorte sont à tel point des êtres factices. Je ne le soupçonnaismême pas jusqu’ici.

Il se penche vers moi, par-dessus la table, soucieux de se fairebien comprendre.

– Je me sens, dirais-je, comme un mollusque qu’on a sorti de sacoquille, mou, nouveau. On m’a appris à m’habiller selon la mode, àpenser, à agir d’une certaine façon ; je vois maintenantl’erreur et l’étroitesse de cette éducation ; c’était le motd’ordre d’une classe… On était correct et convenable entre soi,mais pour faire corps contre le reste du monde. En vérité, desgentlemen ! Mais c’est déroutant…

J’entends encore sa voix quand il prononça ces paroles ; jevois le mouvement de ses sourcils, et le sourire agréable quiéclairait sa figure.

Il se tut. Il avait éprouvé le besoin d’exprimer ces choses,mais ce n’était pas ce que nous avions à nous dire.

Je m’inclinai légèrement en avant et pris mon verre à pleinemain.

– Dites-moi, vous deux, vous allez vous marier ? Ilss’entre-regardèrent.

– Je ne songeais pas à me marier quand je suis partie, – avouaNettie à mi-voix.

– Sans doute, – fis-je.

Et, relevant péniblement la tête, mon regard rencontra celui deVerrall.

Ce fut lui qui répondit.

– Je pense que nous avons uni nos existences, mais ce qui nousempoigna fut une sorte de folie.

J’approuvai de la tête.

– Toute passion est une folie.

Puis je me pris à douter de la vérité de mes paroles.

– Pourquoi avons-nous fait ces choses ? – interrogea-t-il,en se retournant soudain vers elle.

Elle appuya son menton sur ses mains fermées, et garda les yeuxbaissés.

– Il nous fallut les faire, – répliqua-t-elle, et elle éclatatout à coup : – Willie, – m’interpella-t-elle, le regard éploré, –je n’avais pas l’intention de te traiter mal, non, vraiment. Je necessai de penser à toi, à papa et à maman, tout le temps.Seulement, ça ne me causait aucun chagrin. Je ne m’en écartais pasd’un pas, de la route que j’avais choisie.

– Choisie ! – m’écriai-je.

– Quelque chose me tenait, – avoua-t-elle. – C’est siinexplicable…

Elle eut un geste de désespoir.

Les doigts de Verrall tambourinaient sur la nappe, puis, seretournant de nouveau vers moi :

– Quelque chose me criait : prends-la ! Tout ! C’étaitun désir furieux d’elle… Je ne sais. Tout m’y poussait, le resten’existait pas. Vous…

– Allez toujours, – fis-je.

– Quand je vous connus…

Je fixai Nettie.

– Tu lui avais donc parlé de moi ? – demandai-je. avec, aucœur, comme une piqûre du vieil aiguillon.

Verrall répondit pour elle.

– Non, mais le hasard s’en mêla. Quand je vous rencontrai dansle parc, un soir, mes instincts étaient en éveil. Je devinai quivous étiez.

– Vous avez triomphé de moi. Si je l’avais pu, j’aurais triomphéde vous. Mais, continuez.

– Tout conspirait pour faire de cette passion la plus belleaventure du monde. Cela vous avait un air de témérité généreuse, derisque capital : tout mon avenir de politique et d’affaires, pourlequel j’avais été élevé, et où il allait de mon honneur de fairefigure, pouvait en être compromis. La chose n’en était que plusbelle… Aucun homme sensé ou propre n’aurait approuvé ce que jefaisais. La chose en devenait sublime… Je disposais de tous lesavantages de la position sociale et j’en abusais ignoblement. Quem’importait !

– Oui, c’est vrai, – dis-je. – Et la même vague sombre qui vousavait soulevés m’entraîna à votre suite… balbutiant de haine et defureur… avec ce revolver. Et le mot d’ordre auquel tu obéissais,Nettie, c’était : Livre-toi ! Jette-toi à l’abîme !

Les mains de Nettie retombèrent sur la table.

– Je ne puis te dire ce que c’était, – fit-elle, parlant à cœurouvert. – Les filles ne sont pas élevées comme les hommes, àregarder dans leurs pensées. Je n’y vois pas clair encore. Il yavait toute sorte de petits motifs mesquins, mêlés à la force quidisait : il faut ! Quels motifs ?… Je songeais toujours àl’élégance de sa mise. – Elle sourit, avec un rapide coup d’œil surVerrall. – Je me répétais que je serais comme une dame, installéedans un hôtel, servie par des domestiques. C’est l’abominablevérité, Willie. D’autres choses, aussi pauvres que cela… Et de plusmisérables même.

Je la vois encore qui plaide sa cause, la parole franche,claire, et aussi étonnante que l’aube du premier grand matin.

– Non, tout ne fut pas misérable, – protestai-je lentement,après un silence.

– Non, – répondirent-ils ensemble.

– Mais, plus que l’homme la femme choisit, – ajouta Nettie. – Jevis toute l’aventure par petits tableaux séduisants. Tu sais, cettejaquette… elle a quelque chose… ça ne te fait rien que je te ledise ?… peu t’importe, à présent…

J’acquiesçai d’un signe.

Elle continua, comme elle se fût adressée à mon âme, doucement,sérieusement, cherchant à formuler la vérité.

– Ce vêtement avait un vilain aspect cotonneux, – reprit-elle. –Je sais qu’il est ridicule et honteux d’être à la merci depareilles impressions, mais c’est cela qui me menait… Imagine-toiune pareille confession naguère !… Et puis, je détestaisClayton et sa tristesse. Oh ! cette cuisine, l’horriblecuisine de ta mère ! Et, par-dessus le marché, Willie, tu mefaisais peur : je ne te comprenais pas comme je le comprenais, lui.Maintenant, c’est différent… Je savais ce qu’il me proposait… Etpuis le son de sa voix !

– C’est vrai, – dis-je à. Verrall, sans me formaliser de toutesces révélations. – Vous avez un beau timbre de voix. Je n’y avaisjamais fait attention.

Nous restâmes un temps silencieux, devant cette table dedissection où gisaient nos passions palpitantes.

– Grand Dieu ! – m’écriai-je. – La voyez-vous, notre petiteintelligence, comme un panier ballotté par toutes les vagues del’instant et du désir indicible, par tout le flot écumeux de nossens, comme on ne sait quelle cage à poulets qu’un coup de mer aentraînée par-dessus bord et dont les prisonniers piaillent, à ladérive sur l’Océan.

Verrall eut un rire approbateur pour cette image un peuhardie.

– Il y a huit jours, – dit-il, poursuivant ma métaphore, – nousétions cramponnés à nos cages à poulets, montant et descendant avecla houle. C’était vrai, il y a huit jours… maisaujourd’hui ?

– Aujourd’hui, – repris-je, – le vent est tombé, la tempête dumonde s’est calmée, et chaque cage à poulets, métamorphosée parmiracle, est devenue un vaisseau qui tient tête à la mer.

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