Au temps de la comète

2.

J’avais donné congé à Nettie dans une épître éloquente, et jecherchais à me persuader que l’affaire était terminée.

– Fini avec les femmes ! – avais-je dit à Parload.

Puis, il y eut un silence de plus d’une semaine.

Avant que les huit jours fussent écoulés j’étais déjà à medemander, pris d’une émotion croissante, ce qui allait se passerentre Nettie et moi.

Je me surpris bientôt à penser sans cesse à elle, me lafigurant, tantôt avec une satisfaction stoïque, tantôt avec unremords sympathique, livrée aux lamentations, aux regrets, devantcette ruine définitive de nos amours. Au fond du cœur, je necroyais pas plus à la fin de nos relations qu’à la fin du monde.N’avions-nous pas échangé des baisers, ne nous étions-nous pasrapprochés dans une atmosphère de susurrements intimes,n’avions-nous pas perdu l’un par l’autre notre virginaletimidité ? Elle était à moi, sans aucun doute possible, et moià elle, et nos séparations, nos querelles définitives, nos âpresrécriminations n’étaient que le commentaire varié de ce faitpositif et indiscutable. Tels étaient mes sentiments véritables,quelque forme que prissent mes pensées.

Nettie entrait naturellement dans toutes mes prévisionsd’avenir, elle était mêlée à tous mes rêves. Le samedi soir, je lavis en songe, les cheveux en désordre, la figure toute rougie etbaignée de larmes ; elle se détourna quand je lui adressai laparole. Ce songe me laissa comme une sensation de détresse etd’inquiétude. Au réveil, j’éprouvai un désir fou de la revoir.

Ce dimanche-là, ma mère me pria avec insistance de l’accompagnerà l’église. Elle avait pour cela deux motifs : la bienfaisanteinfluence qu’aurait sur mes efforts de la semaine suivante, pourtrouver une place, cet acte religieux, et puis, M. Gabbitas, avecquelque mystère, avait déclaré, de derrière ses lunettes, qu’ils’occuperait de moi ; il s’agissait de le garder en haleine.Prêt d’abord à m’exécuter, je finis par refuser, tout entier à mondésir de revoir Nettie ; et je partis de pied ferme pourfranchir les vingt-cinq kilomètres qui nous séparaient deCheckshill.

Un accident de chaussure, dirai-je, allongea mon voyage. Une demes semelles céda, et après que j’eus amputé la blessée un cloutrouva moyen de me torturer. Toutefois, l’opération avait rendu àmon brodequin une apparence tout au moins décente et rien netrahissait sa triste situation.

Après m’être réconforté, dans une auberge, d’un morceau de painet de fromage, je parvins à Checkshill vers quatre heures.

Je ne pris pas l’avenue qui mène directement au château, par lemilieu du parc ; mais, coupant par le chemin de traverse, jedépassai la loge du second jardinier, et je m’engageai dans uneallée que Nettie fréquentait de préférence. Contournant un ravin,on atteignait un joli bouquet de bois où nous nous donnions nosrendez-vous ; puis, de là, bordé de houx, un étroit sentierlongeait la haie du parc.

Je crois suivre encore ces chemins. Tout le long parcours quiavait précédé s’efface de ma mémoire ; il ne m’en reste qu’uneimpression de poussière et de pied endolori. Mais la petite vallée,où je fus saisi d’un tourbillon de doutes, de pressentiments,d’espoirs, est présente aujourd’hui, dans mes souvenirs, commesymbolique, inoubliable, cadre essentiel à l’intelligence de cequ’il me faut narrer maintenant… Où la rencontrerais-je ? Quedirait-elle ? Ces questions, je me les étais déjà posées, enleur donnant une réponse. Elles se formulaient de nouveau, pluspressantes, plus troublantes, et je n’avais plus rien à répondre. Àmesure que je me rapprochais de Nettie, elle cessait d’être laprojection de mon égoïsme, la gardienne de ma vanitésexuelle ; elle prenait corps et s’affirmait une individualitédistincte de la mienne, un mystère, un sphinx, que je n’avais évitéque pour l’affronter de face. J’éprouve quelque difficulté àdécrire avec netteté le caractère de ces amours d’autrefois, siétrangères à nos mœurs d’aujourd’hui.

La jeunesse d’alors abordait sans préparation aucune l’éveil etles émotions de l’adolescence. Une conspiration de silencesénervants enveloppait les jeunes gens. Aucune initiationn’intervenait. On écrivait des livres, des romans étrangementconventionnels, qui insistaient sur certains côtés de l’amour etstimulaient le désir naturel de le connaître. Il n’était questionque de confiance absolue et réciproque, de loyauté parfaite,d’attachement ne finissant qu’avec la mort. L’essentiel de l’amour,dans sa complexité, était en grande partie voilé. On lisait cesfictions, on entrevoyait ceci ou cela, selon les hasards del’éducation, on s’étonnait, on oubliait, et l’on grandissait de lasorte. Puis, survenaient d’étranges émotions, des désirs nouveauxet troublants, des rêves singulièrement alourdis desensations ; un besoin bizarre d’abandon de soi bouleversaitl’habituel égoïsme de l’enfance des deux sexes. Comme des voyageurségarés, qui se seraient couchés dans le lit d’un torrent tropical,se réveillent avec de l’eau jusqu’au cou, notre être s’échappaithors de soi à la recherche d’un autre être, et nous ne savionspourquoi. La passion, sans répit, de nous abandonner à un être del’autre sexe nous poussait irrésistiblement. Nous étions torturésde honte en souffrant de ce désir ; nous nous en cachionscomme d’une faute, prêts, néanmoins, à le satisfaire envers etcontre tout l’univers. C’est dans de pareilles conditions que nousentrions en contact inopiné et des plus accidentels avec un autreêtre poussé par un désir aussi aveugle.

Nous étions obsédés par nos lectures, par les conversationsqu’on tenait autour de nous sur l’éternité des liens conjugaux.Puis nous découvrions bientôt que l’autre être était, comme nous,fait d’égoïsme, d’idées, d’impulsions en désaccord avec les nôtres.Il en était ainsi pour tous les jeunes gens de ma classe sociale etpour la plupart des jeunes gens du monde entier.

Je m’en allai à la recherche de Nettie, ce beau dimanche, et larencontrai soudain, élancée et gracile, avec ses yeux de gazelle,son doux visage qu’ombrageait un chapeau de paille, jolie Vénusdont j’avais résolu de m’assurer la possession exclusive.

Ignorante encore de ma présence, debout, immobile, ellem’apparut comme mon complément féminin, comme l’incarnation de mavie intime, et elle était, pourtant, un être différent et inconnu,une individualité comme moi.

Elle tenait à la main un petit livre, qu’elle avait dû lire enmarchant. Telle elle se présenta à ma vue, les yeux levés vers lahaie grise et, comme je le crois maintenant, elle écoutait, elleattendait. Ses lèvres étaient entrouvertes et infléchies par unléger sourire.

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