Au temps de la comète

4.

Avec Parload, c’était toujours moi qui, comme on dit, tenais lecrachoir.

Je me vois à cet âge comme un étranger ; tout a tellementchangé depuis lors, que je suis devenu un autre être, qui n’apresque plus rien de commun avec le jeune homme vantard et sot dontje détaille les misères. Je le revois, théâtral et vulgaire,prétentieux, sans sincérité, et, à la vérité, je ne l’aimeraisguère, n’était cette sorte de sympathie inconsciente et commematérielle qui résulte d’une longue intimité. Comme ce jeune hommeétait moi, il se peut que je sois à même de pénétrer et de décrireles mobiles de certaines actions qui ne lui mériteront pas lasympathie du lecteur ; mais pourquoi pallier ou défendre lesdéfauts de son caractère ?

Donc, c’est moi qui prenais et gardais la parole, et j’eusse étébien étonné d’entendre mettre en doute que, des deux, je fusse leplus intelligent dans ces duels verbaux. Parload était un garçonpaisible, réticent et guindé en toutes choses, cependant que jepossédais le don suprême pour un jeune homme et pour lesdémocraties, le « bagou », la parole facile. Dans mon forintérieur, je considérais Parload comme un peu stupide. Il posaitau silencieux entendu, me disais-je, et « il le faisait » à lacirconspection scientifique. Je n’avais pas remarqué qu’alors quemes mains n’étaient bonnes qu’à gesticuler ou à tenir une plume,les mains de Parload étaient habiles à cent besognes, et je n’enavais pu conclure, à plus forte raison, que les nerfs moteurs deses doigts devaient être commandés par quelque chose comme uncerveau bien réglé. Et, encore que je me vantasse de masténographie, de ma littérature et de la part qui me revenait dansla prospérité de la maison Rawdon, Parload, lui, n’insista jamaissur les sections coniques, le calcul différentiel et tout ce qu’ils’était assimilé à l’École Supérieure des Sciences. Parload estaujourd’hui fameux, grande figure d’une grande époque, ses travauxsur les radiations intersectrices ont élargi à jamais l’horizon del’humanité, et moi, qui ne suis au mieux qu’un bûcheronintellectuel, je souris, – et il peut sourire avec moi, – à merappeler comment je jouais avec lui à la supériorité, posant, etl’accablant de ma faconde, dans ces jours de ténèbres.

Cette nuit-là, je haussai jusqu’à l’invraisemblable le ton demon éloquence. Rawdon servit de pivot à mes effusions, Rawdon, lespatrons de son calibre, l’injustice qui ployait sur le labeur lesesclaves du salaire, et toute la menue misère de cette obscureimpasse industrielle où nos vies semblaient engagées à jamais. Maisj’avais sans cesse une autre préoccupation en tête. Nettie étaittoujours au fond de ma pensée, me guettant de son regardénigmatique. Il entrait, dans l’attitude que j’avais assumée enface de Parload, que j’étais le héros d’une aventure romanesque quise passait au-delà de la sphère de nos entretiens, et cetteprétention ne fut pas sans donner une sonorité byronienne à maintesphrases que j’arrondissais pour l’étonnement de mon auditeur.

Ce serait trop de rapporter en détail les confidences d’un jeunebenêt désolé et vraiment malheureux, et qui se faisait, de savolubilité, un baume pour les plaies de son amour-propre, et unedigue pour des larmes prêtes à jaillir. Moi-même, j’aurais peine àles démêler de tant d’autres de ces conversationspéripatéticiennes. Je ne sais, par exemple, si c’est ce soir-là queje lui donnai à entendre, par une phrase ambiguë, que je prenaisdes drogues excitantes.

– Tu as tort, – interrompit Parload. – Il serait déplorable det’empoisonner le cerveau.

Il faut dire que mon cerveau et mon éloquence comptaient commedes atouts puissants pour la prochaine révolution. En tout cas, jeme souviens de quelque chose qui appartient certainement à maconversation de ce soir-là. Au début de notre promenade, j’étaisbien décidé à ne pas quitter le service de Rawdon ; il meplaisait seulement d’injurier mon patron devant un auditeurbénévole ; mais je fus dupe de ma propre éloquence et, auretour, grisé de mes vitupérations, j’avais résolu de prendrevis-à-vis de Rawdon une attitude intrépide, sinon provocante.

– Je ne pourrai plus longtemps supporter Rawdon, – déclarai-jeenfin à Parload, pour conclure en bravade.

– Nous allons avoir des temps difficiles, – dit Parload.

– L’hiver prochain ?

– Avant ça. La surproduction américaine se propose de sedécharger chez nous. L’industrie du fer va subir une crise…

– Ça m’est égal. La faïencerie tient bon.

– Elle ne tiendra guère devant l’accaparement des borax.

– Quoi ?

– Ce sont des secrets professionnels. Mais ce qui n’est pas unsecret, c’est que la faïencerie va connaître de mauvais jours. Lespatrons ont fait de gros emprunts et des spéculations. Ils ne s’entiennent plus aujourd’hui à un seul ordre d’affaires. Cela, je puiste l’assurer. La moitié de la vallée sera peut-être « aux champs »avant deux mois…

Tout ceci sur le ton d’un homme sûr de ce qu’il avance.

« Aux champs », c’était l’euphémisme qui désignait les époquesoù le travail manquait, où la misère s’abattait sur la multitudequi promenait sa faim en des jours et des jours de flânerie forcée.Ces intermèdes semblaient alors une conséquence nécessaire del’organisation industrielle.

– À ta place, je resterais chez Rawdon, – conseilla Parload.

– Peuh ! – fis-je, avec un hautain dégoût.

– Nous allons passer par des temps difficiles, – insistaParload.

– Qu’importe ! Qu’il y en ait donc, et plus il y en aura,mieux cela vaudra, – pérorai-je. – Il faut que cette organisationsociale prenne fin tôt ou tard. Les capitalistes, avec leurstrusts, leurs spéculations, leurs accaparements, font aller tout demal en pis ! Pourquoi me blottirais-je derrière le comptoir deRawdon, comme un chien apeuré, tandis que la faim battra lepavé ? La faim est l’instigatrice des révolutions. Quand elleparait, nous nous devons de sortir au-devant d’elle et del’acclamer. Pour moi, je n’hésite plus.

– Tout cela est bel et bien… – commença Parload.

– J’en ai assez, – interrompis-je. – Je veux en venir aux coupsavec tous ces Rawdon. Je pense, parfois, que, si j’étais surexcitépar la faim, je pourrais mieux haranguer des affamés.

– Il y a ta mère, – dit Parload, de sa voix lente etpositive.

Là gisait, de fait, la difficulté. Je m’en tirai par un artificede rhétorique.

– Pourquoi sacrifierait-on l’avenir de l’humanité, pourquoi mêmesacrifierait-on son propre avenir, parce qu’on a une mère quimanque complètement d’imagination ?

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