Au temps de la comète

6.

J’étais trop las pour retourner à pied à Clayton, mais j’avaisen poche un shilling et un penny, prix du billet de Checkshill àTwo Mile Stone. Quand le moment arriva de me diriger vers la gare,Nettie m’étonna par la sollicitude qu’elle manifesta à mon endroit: il fallait à tout prix partir par la route… la nuit était tropobscure pour s’aventurer dans la traverse… J’arguai du clair delune.

– Il aura le clair de comète, par-dessus le marché, – ajouta levieux Stuart.

– Non, – insista Nettie, – il faut que vous preniez laroute.

Je résistai. Elle était debout à mon côté.

– Pour me faire plaisir ? – implora-t-elle, à mi-voix etavec un regard extraordinairement persuasif, qui m’intrigua. Même,alors, je me demandai pourquoi ce détour pouvait lui « faireplaisir ».

J’eusse sans doute cédé, si elle n’avait malencontreusementajouté :

– Auprès des massifs de houx et de la charmille, il fait noircomme dans un four ; et puis, il y a le chenil.

– Je n’ai pas plus peur du noir que des chiens de chasse, –affirmai-je.

– Mais la meute ! – supplia-t-elle. – Si un des chiensvient à s’échapper !

C’était bien une raison de jeune fille, à qui il reste àapprendre que la peur n’est un argument que pour ses pareilles. Jeme figurai ces grandes bêtes efflanquées, hurlant à bout dechaînes, et le tintamarre qu’elles feraient au bruit de mes pas,dans la nuit, à l’orée du bois, et cette idée bannit le désir quej’avais de lui faire plaisir. Sensible, comme tous les tempéramentsimaginatifs, à la terreur, et capable de panique, mais préoccupésans cesse de dissimuler ces faiblesses et de les vaincre, ilm’était impossible d’éviter une traverse, la nuit, à cause d’unevingtaine de chiens sûrement enchaînés.

Je partis donc malgré elle, tout fier et joyeux de me montrerbrave à si bon compte, mais quelque peu fâché de la contrarier…

Un léger nuage voilait la lune et le sentier sous les hêtresétait sombre et indistinct. Mes amours ne m’absorbaient pas aupoint que, suivant mon habitude, je ne prisse la précaution de meconfectionner une massue en nouant un gros caillou dans le coin demon mouchoir, que je fixai ensuite à mon poignet ; puis,glissant la main ainsi armée dans ma poche, je poursuivis ma routesans appréhension.

En débouchant d’entre les massifs de houx, au coin de lacharmille, je tressaillis en me trouvant inopinément en face d’unhomme en habit, le cigare à la bouche.

Je marchais sur l’herbe, qui étouffait le bruit de mes pas.L’homme était éclairé en plein par la lune, son cigare luisaitcomme une étoile rouge, et je ne me rendis pas compte, sur lemoment, que je m’avançais vers lui silencieusement et abrité parl’ombre lourde des feuillages.

– Hé bien ! – fit-il, sur un ton de provocation aimable, –je suis le premier.

Sortant de l’ombre, je lui répondis sur le ton du défi :

– Premier ou second, je m’en moque un peu.

J’avais eu vite fait d’interpréter ses paroles. Cette traverseétait un sujet continuel de contestations entre les habitants duvillage et les gens du château : il est inutile de dire dans quelcamp je me rangeais.

– Comment ? – interrogea-t-il, interloqué.

– Vous pensiez que j’allais filer, peut-être ? – fis-je, enm’avançant sur lui.

Toute ma haine pour sa classe avait bouillonné en moi à la vuede son habit, et à ce que je prenais naïvement pour uneprovocation. Je le reconnus. C’était Édouard Verrall, le fils de lapropriétaire de cet immense domaine, qui possédait en outre lamoitié des actions de la manufacture Rawdon et avait des intérêts,des commandites, des revenus et des hypothèques dans tout ledistrict des Quatre Villes. Édouard Verrall était un beau garçon,disait-on, et très intelligent. On parlait déjà pour lui d’un siègeau Parlement. Il avait remporté des succès flatteurs àl’Université, et l’on s’ingéniait à le rendre populaire parmi nous.Il acceptait avec tranquillité, et comme une chose toute naturelle,des avantages pour lesquels j’aurais donné ma tête à couper.Pourtant je me croyais fermement mieux que son égal. Il se dressaitlà, comme le symbole de mes humiliations et de mes amertumes. Jeressentais encore à sa vue la fureur où m’avait mis le regardadmirateur de ma mère, un jour qu’il avait arrêté son automobiledevant notre porte.

– Tu vois, c’est M. Verrall fils, qu’on dit siintelligent !

– Tant mieux, – lui avais-je répliqué, – qu’il aille au diable,lui et sa clique.

Cela dit en passant.

La surprise du jeune gentleman parut sans bornes de se trouveren face d’un étranger. Il changea de ton.

– Qui diable êtes-vous donc ?

– Et vous ? – ripostai-je.

– Et alors ?

– Et alors, je suis ce sentier parce que ça me plait ;c’est un passage communal, tout comme cette terre appartenait à lacommune avant que vous ne l’ayez accaparée. Vous avez volé la terreet vous voudriez voler encore le passage. Vous nous prierez demainde déguerpir de la face du globe. Pour ma part, je n’y suis pasdisposé, entendez-vous bien ?

Plus âgé que moi de deux ans, il avait l’avantage de lataille ; mais je serrais, dans ma poche, la massue improvisée,et j’étais tout prêt à accepter le combat. Il recula d’un pas quandje marchai sur lui.

– Socialiste, j’imagine, – fit-il, sur le qui-vive, mais calmeet sûr de lui, et d’un ton quelque peu protecteur.

– Nous sommes un million de socialistes, – m’écriai-je.

– Oui, nous sommes tous socialistes, aujourd’hui, – observa-t-ilsans émotion, – et je n’ai pas la moindre prétention de discutervotre droit de passage.

– Et vous faites bien, – rétorquai-je.

– Vraiment ?

– Vraiment.

Il tira une bouffée de son cigare et il y eut un silence.

– Vous allez prendre le train ?

Comme il eût semblé grotesque de ne pas répondre, je lui dis queoui.

– Jolie soirée pour une promenade, – ajouta-t-il.

J’hésitai un instant ; le sentier, libre désormais,m’invitait à continuer ma route, et je n’avais pas autre chose àfaire.

– Bonsoir, – prononça-t-il, en me voyant partir. – Bonsoir, –grommelai-je entre les dents.

Je bouillonnais, je sentais que j’allais éclater en jurons,tant, dans cette rencontre, il s’était adjugé le beau rôle.

Deux souvenirs, sans aucun rapport entre eux, sont unis ici dansma mémoire.

Le sentier franchissait une prairie ; c’est là que jem’aperçus soudain que mon corps projetait deux ombres devantmoi.

La chose me saisit au point d’interrompre le cours de ma colère.Me retournant d’une pièce, je levai les yeux vers la lune et versla grande comète blanche, qu’un nuage venait de dévoiler.

Cette dernière se trouvait à quelque vingt degrés de la lune.Quel merveilleux spectacle, en somme, que cette masse livide,flottant dans l’azur sombre du ciel ! Son éclat semblait plusintense que celui de l’astre, mais l’ombre portée par elle, bienque très nette de contour, était cependant moins dense que l’ombrelunaire… Je continuai mon chemin, suivant mes deux silhouettes.

C’est à ce moment que, sans me rendre compte de ce mélanged’idées, devant ces ombres, l’une plus légère et comme féminine,l’autre plus longue et mieux accusée, la pensée me vint, certaine,que le jeune homme de tantôt était venu à un rendez-vous, et queNettie, debout à son côté, mêlait, comme à mes pieds, son ombreavec celle de Verrall. J’en eus la certitude.

Je tenais le fil : toute cette journée, étrange pour moijusqu’alors, se reconstruisait ; les faits s’ordonnaientlogiquement, chaque détail prenait un sens ; l’inexplicable,l’étrange attitude de Nettie s’expliquait.

Le regard coupable qui m’avait accueilli, sa présence insolitedans le parc, sa hâte à m’introduire dans le cottage, le livreoublié qu’elle était partie chercher en courant, son insistancepour que je prenne la grande route, sa pitié à peine dissimulée,tout me fut clair.

Dans la vaste prairie, toute baignée de clair de lune, etqu’entourait confusément une ligne lointaine d’arbres peu élevés,sous le dôme de cette nuit merveilleusement sereine et lumineuse,je m’arrêtai soudain, comme frappé d’immobilité, avec ces deuxpetites ombres symboliques qui raillaient mon désespoir… Puis, aubout d’un long moment, avec un geste impuissant et un cri de rageétouffé, je retrouvai mes forces. Toutefois, cette tardiveconviction de mon infortune laissait mon esprit abasourdi ;mes pensées semblaient avoir fait halte pour contempler avecébahissement ma découverte. Cependant, mes jambes avaientmachinalement repris leur activité, et, dans les ténèbres tièdes,m’emportaient vers les petites lumières de la gare de Checkshill,jusqu’au guichet de distribution des billets et jusque dans letrain…

Je me souviens encore de la façon dont je me réveillai de cetétourdissement : j’étais seul dans un de ces sordides compartimentsde troisième classe, tels qu’il en existait alors, et je fussubitement pris d’un accès de rage frénétique. Avec un hurlementd’animal blessé, je me levai, et, de toute ma force, je frappai àcoups de poing répétés le panneau de bois qui me faisait face…

Il est quelque peu singulier que je ne puisse renouercomplètement la suite de ces sensations ; mais je me retrouve,quelques instants plus tard, penché hors de la portière ouverte,envisageant la possibilité d’un saut dans le vide. Ce devait êtreun saut tragique, qui m’eût ramené à toutes jambes vers elle, lereproche aux lèvres, le geste vengeur. Combien de temps celadura-t-il ? Je tergiversai, j’hésitai, et, au bout du compte,à l’arrêt suivant, j’étais blotti dans un coin du compartiment,ayant abandonné toute idée de rejoindre l’infidèle. Je serrais sousmon bras mon poing meurtri, dont je ne sentais pas encore ladouleur, et je retournais dans mon esprit de mirifiques projetsd’action, de quelque action d’éclat où s’exprimerait monindignation sans bornes.

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