Au temps de la comète

Chapitre 4ÉPILOGUE: LA FENÊTRE DE LA TOUR

C’est tout ce qu’avait écrit le beau vieillard à barbegrise. La première partie de son histoire m’avait absorbé au pointque j’oubliai l’aimable écrivain, et l’agréable pièce dans laquelleil était installé, au sommet de la haute tour. Mais peu à peu, àmesure que j’approchais de la fin, un sentiment d’étrangetém’envahit. Il était de plus en plus évident que c’était là unehumanité tout autre que celle que j’avais connue, une humanitéirréelle, avec des meurs, des croyances, une intelligence et dessentiments différents. La Comète n’avait pas seulement transforméles conditions et les institutions, elle avait opéré unetransformation des cœurs et des esprits. Elle avait, d’une manière,déshumanisé le monde, l’avait dépouillé de ses méchancetés, de sesintenses petites jalousies, de ses inconséquences, de ses caprices.À la fin, et particulièrement après la mort de la mère, jen’éprouvai plus aucune sympathie pour l’histoire du vieillard. Cesbûchers de Beltaine avaient consumé en lui quelque chose quibrûlait avec ardeur en moi, et me révoltait contre le retour deNettie. Mon attention diminua. Je ne me sentais plus d’accord aveclui, et je ne saisissais plus aussi complètement le sens de sesphrases. Son prince Éros, vraiment ! Ces gens transfigurés etlui-même, ils étaient beaux et nobles, comme les personnages desgrands tableaux, ou les dieux de la sculpture, mais ils n’étaientpas plus qu’eux conformes à l’homme. À chaque phase du Changement,l’abîme s’élargissait, et il devenait plus malaisé pour moi desuivre le récit.

Je remis sur la table les derniers feuillets, et son regardamical croisa le mien… Il était difficile de ne pas aimer cevieillard.

J’éprouvais un embarras subtil à poser la question qui merendait perplexe, et, cependant, il me semblait absolumentessentiel de la poser.

– Est-ce que… – demandai-je, – vous êtes devenusamants ?

– Certes oui, – répondit-il, en me considérant avecétonnement.

– Mais votre femme… ?

Il était évident qu’il ne me comprenait pas. La crainte decommettre une indélicatesse me retenait.

– Mais… – bredouillai-je, – votre femme… vous l’avezgardée ?

– Oui.

Je me demandai s’il n’y avait pas de sa part ou de la miennequelque méprise. Je risquai une question encore plusaudacieuse.

– Nettie n’eut-elle pas d’autres amants ?

– Une femme aussi belle ! Je ne sais combien d’autresaimèrent la beauté en elle, et j’ignore chez combien d’autres ellel’aima aussi ! Mais, à dater de ce jour, nous fûmes tousquatre fort intimes, comprenez-vous, nous fûmes amis, et amantspersonnels dans un monde d’amants.

– Tous quatre ?

– En comptant Verrall.

Je devinai tout à coup que les pensées qui s’agitaient enmon esprit étaient honteuses et viles, que les soupçons incongrus,que les grossièretés et les basses jalousies de mon antique monden’existaient plus pour ces âmes habituées à une vie belle etnoble.

– Alors, – dis-je, voulant faire preuve d’idées larges, –alors, vous vous êtes créé un foyer à quatre ?

– Un foyer ?

Il leva les yeux sur moi, et, je ne sais pourquoi, jebaissai les miens jusque sur mes pieds. Quelle chose malconditionnée, incommode et lourde qu’une bottine ! Et commemes habits me paraissaient déplaisants et rococo ! Comme jedétonnais au milieu des objets parfaits de cette pièceharmonieuse ! Un instant, je ressentis une impulsion derévolte et de haine, avec un désir violent de sortir sur-le-champ.Après tout, rien, dans l’ambiance, n’allait avec mon genre. Jevoulus à tout prix dire quelque chose qui le vexerait, qui luirabattrait le caquet, lancer une accusation offensante quil’obligerait à préciser et à confirmer mes soupçons. Je relevai latête. Le vieillard était debout.

– J’avais oublié, – dit-il. – Vous vous figurez sans douteque l’ancien ordre de choses persiste encore. Unfoyer !

Il étendit la main et, sans le moindre bruit, la fenêtres’élargit et s’abaissa devant nous : la splendide perspective d’unecité de rêve s’étendit sous mes yeux. Pendant un moment de lucideclarté, je la contemplai : ses galeries, ses places spacieuses, sesarbres aux fruits dorés, ses eaux cristallines, ses musiques et sesréjouissances, l’amour et la beauté se déroulant par ses ruesentrelacées et variées… Je voyais les gens les plus prochesdistinctement, à présent, et non plus dans le miroir déformateursuspendu au plafond. À coup sûr, ils ne justifiaient guère messoupçons, et cependant… C’étaient les mêmes gens que l’on voit surterre… les mêmes, sauf qu’ils étaient changés ! Commentexprimerai-je ce changement ? Comme une femme est changée auxyeux de son amant, comme une femme est changée par l’amour d’unamant. Ils étaient exaltés…

Debout aussi, à côté de lui, j’admirais lespectacle.

J’étais quelque peu troublé, – les pommettes et les oreillesrouges, – par le souvenir de mes curiosités inconvenantes et par lesentiment horripilant des différences morales qui nous séparaientsi profondément…

Il était plus grand que moi…

– Le voilà, notre foyer, – dit-il, avec un sourire, fixantsur moi ses yeux pensifs.

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