Au temps de la comète

4.

Lorsque soudain cette curieuse maladie, cet affaiblissementprogressif, – qui fit du trépas une euthanasie pour la partie laplus âgée de la population, au début des temps nouveaux, – s’emparade ma mère, Anna Reeves vint lui servir de fille, selon la récentecoutume. Elle vint de son plein gré. Nous la connaissions déjà unpeu, pour l’avoir rencontrée, et nous avions apprécié certainsservices qu’elle avait rendus à ma mère dans les jardins. Elleaimait secourir ; elle semblait une de ces filles bonnes etsimples qu’aux pires époques le monde n’a cessé de produire, et quifurent sans doute, aux âges de ténèbres, l’antisepsie cachée de nosvies bousculées, haineuses et déloyales. Ces filles inlassablesaccomplissaient leur œuvre, murmuraient en silence leurs prièresperpétuelles, sans se soucier de récompense ou de gratitude ;elles furent les créatures charitables, les servantes fidèles,l’humble providence des foyers. Anna Reeves avait presqueexactement trois ans de plus que moi. D’abord, je ne trouvai aucunebeauté en elle ; elle était courte, ramassée de taille, leteint coloré, les cheveux roux, les sourcils blonds et épais, lesyeux d’un brun vif ; mais ses mains, couvertes de taches derousseur, étaient adroites et secourables, et sa voix avait desaccents enjoués et réconfortants.

Elle ne fut d’abord pour moi qu’une bienveillance vêtue de bleu,avec un tablier blanc, active dans l’ombre de la ruelle, autour dulit où ma vieille mère étendue s’endormait paisiblement dans lamort. Elle était prompte à prévenir tel menu besoin, à prodiguertels petits soins, et ma mère la récompensait toujours d’unsourire. Bientôt, j’eus découvert la beauté équilibrée de ce corpsde femme aux gestes empressés ; la grâce de sa bontéinfatigable m’apparut avec la douceur de sa pitié tendre et lesrichesses de sa voix aux mots rares et rassurants. Je notai, jem’en souviens, comment une fois la vieille main amaigrie de lamoribonde caressa la sienne toute pointillée d’or.

– C’est une véritable fille pour moi, – me dit ma mère. – Voilàcomment doit être une fille… Je n’ai jamais eu de fille à moi.

Elle s’abandonna un instant à une calme rêverie, et ajouta :

– Ta petite sœur mourut si jeune !

Je n’avais jamais entendu parler de cette petite sœur.

– C’était le dix novembre, – continua ma mère. – Elle avaitvingt-neuf mois et trois jours… Ah ! que j’ai pleuré !C’était avant ta naissance, mon fils, il y a si longtemps. Jerevois tout cela… J’éprouvais tant de joie d’être mère, et ton pèrese montrait si bon pour moi… Je revois ses mains, ses chèrespetites menottes pâles… Willie, on dit que maintenant on ne laisseplus mourir les petits enfants.

– Non, chère mère, nous ferons mieux désormais.

– Le médecin de l’assistance ne pouvait venir ; ton père yalla deux fois… il y avait un autre malade, un malade payant. Alorston père courut jusqu’à Swathinglea, mais l’autre docteur nevoulait pas venir sans être payé d’avance, et ton père s’était faitbeau, pour mieux inspirer confiance, mais il n’avait pas d’argent,pas même de quoi prendre le tramway pour rentrer. Ah ! que cefut cruel d’attendre ainsi, avec la petite qui souffrait. Ah !Nous aurions pu la sauver, j’en suis sûre. Mais c’était comme çapour les pauvres, dans les anciens jours ; toujours commeça !… Quand enfin le médecin arriva, il nous rudoya : «Pourquoi ne m’avez-vous pas fait venir plus tôt ? » criait-il.« Il fallait m’expliquer le cas… » Il ne se donna pas grand mal… Jele suppliais à genoux ; mais il était trop tard.

Elle murmura ces phrases à voix basse, les yeux mi-clos, commequelqu’un qui raconte un rêve.

– Tout cela sera mieux organisé, désormais, – répondis-je, prisd’une étrange colère rétrospective à écouter cette lamentablepetite histoire que me narrait sa voix éteinte.

– Elle parlait, – continua ma mère. – Elle parlait si bien pourson âge… Elle disait : hippopotame…

– Comment ?

– Hippopotame, mon enfant. Elle dit cela, très clairement, unjour que son père lui montrait des images. Elle répétait sespetites prières aussi… « Et maintenant… je vais faire dodo. » Jelui tricotais de petits bas… le talon était si difficile…

Elle avait fermé les yeux, et se parlait à elle-même. Ellemurmura d’autres paroles vagues, phrases entrecoupées, fantômes deminutes mortes. La voix se fit moins distincte.

Soudain, le sommeil la prit et, me levant, je sortis de lapièce, l’esprit étrangement obsédé par la pensée de cette petitevie joyeuse et pleine d’espoir, qui s’abîma sitôt dans le néant…par la pensée de cette petite sœur dont je n’avais jamais entenduparler.

Je fus saisi, tout à coup, par une rage folle, à l’idée detoutes les tristesses irréparables du passé, du vaste océan dedouleur inutile et évitable dont cette larme de ma mère n’étaitqu’une goutte. Je marchai dans le jardin, et le jardin me fut tropétroit ; je partis errer sur la lande.

– Le passé est passé ! – m’écriai-je, et par-dessus cegouffre de vingt-cinq années, j’écoutais les pleurs déchirants dema mère, ses lamentations sur cette enfant qui souffrit et quimourut. Le vieil esprit de révolte n’était pas éteint en moi,malgré toutes les transformations… Je me calmai à la fin, trouvantune austère bien qu’insuffisante consolation à songer que ledernier mot des choses nous échappe, échappe fatalement à nosintelligences. Je me répétais, – ce qui était un plus puissantréconfort, – qu’avec la nouvelle force qui nous anime, le nouveaucourage, le don d’amour éclairé qui nous ont été dispensés, noussaurions, – si cruelles et navrantes qu’aient été les épreuvesd’autrefois, – éviter à l’avenir les misères et les douleurs jugéesnaguère fatales. Nous pourrions désormais prévoir, empêcher,sauver.

– Le passé est passé ! – dis-je, avec un soupir, mais pleinde résolution, au moment où les cent fenêtres de Lowchester House,incendiées par les rayons du couchant, me frappèrent la vue. – Cesdouleurs ne seront plus !

Mais je ne parvins que difficilement à me débarrasser de latristesse commune à ce début des temps nouveaux, tristesse née dusouvenir et de l’énigme insoluble de ces vies innombrables dont lespas avaient buté, et dont les ténèbres lugubres avaient voilé lachute… avant que notre atmosphère se fût purifiée.

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