Au temps de la comète

5.

Du haut de la crête, je découvris le village que je cherchais,niché au creux des dunes. Une porte se referma avec bruit : lesdeux baigneurs avaient disparu.

L’œil fixe, je fis halte.

Un groupe de trois maisonnettes basses était tout proche etc’est dans l’une d’elles qu’ils avaient disparu ; mais j’étaissurvenu trop tard pour les voir entrer. Les fenêtres et les portes,sans nulle lumière à l’intérieur, bâillaient confiantes sur lanuit.

Cette petite plage où j’étais enfin arrivé devait son existenceà une réaction de l’esprit artistique, au besoin de désinvoltesimplicité qu’éprouvaient les gens indépendants, écœurés du luxeonéreux, des simagrées mondaines et du manque de confort quicaractérisaient les grandes plages à la mode. Comme, depuis unassez bon nombre d’années, les compagnies de chemins de fer sedébarrassaient à des prix avantageux de leurs vieux wagons, quandils étaient hors de service, un individu avisé avait eu l’idée degénie de transformer ces caisses hors d’usage en de petites cabineshabitables pendant la belle saison. Ces installations avaient unvif succès dans un certain monde bohème ; on accolait cabinecontre cabine, et ces chalets improvisés, peints de couleurs gaies,agrandis et enjolivés de marquises et de larges vérandas, formaientle plus ravissant contraste avec les mornes rigidités des stationsestivales fréquentées par la société mondaine. Sans doute, pour seplaire dans ces campements, il fallait accepter, de gaieté de cœur,bien des incommodités qui faisaient, d’ailleurs, que cette vasteplage de sable restait réservée plus sûrement à la jeunesse et à labelle humeur. Les mousselines artistiques, les guitares et lesmandolines, les lanternes vénitiennes et le chant de la fritureformaient la gamme d’impressions qu’on gardait de pareillesvillégiatures. Pour moi, tout était mystérieux et déroutant dans lavie de ces nomades du plaisir ; j’en aggravais plutôt que jen’en mitigeais l’impression anormale, au souvenir de ce que m’enavait insinué le balayeur à la jambe de bois. Je ne vis pas toutcela sous un riant aspect de paresse joyeuse et de cœur léger, maissombrement, avec le regard du pauvre qu’empoisonne la privationéternelle de toute joie. Car le pauvre, l’ouvrier calleux n’avaientnul droit à la beauté et à la propreté ; du fond d’une viecrasseuse et sordide, du fond de son désir boueux, il regardait deloin, d’un œil d’envie, ces êtres heureux. Imaginez cette sociétéoù les gens du commun voyaient l’amour sous une forme bestiale etcomme le frère jumeau de l’ivrognerie.

L’amour sexuel, à cette époque lointaine déjà, avait un fond decruauté et de tristesse ; c’est du moins l’impression que j’enai rapportée de par-delà le Grand Changement. Réussir en amoursemblait un tel triomphe que tout autre succès pâlissait auprès,mais n’y pas réussir entachait comme d’une tare ou d’unesouillure.

Cet accès de sauvagerie qui traversait mes émotions, qui lesfondait toutes en un besoin de tuer, ne m’était nullementpersonnel. J’avais des motifs plausibles de croire, – et je medonne encore raison, – que l’étreinte de tous les vrais amantsétait comme un défi, et que, formant un monde égoïste à eux seuls,ils bravaient et raillaient le monde du dehors ; on aimaitalors contre le monde, et ces deux là aimaient contre moi. Ilss’occupaient uniquement d’eux-mêmes, sous la menace d’une férocitéqui les épiait, avec la mort qui se cachait sous les bosquets deroses. Quel que soit le plus ou moins de vérité de ces aphorismes,mon imagination les considérait comme une certitude. Je ne fusjamais de ces amants badins ou moqueurs ; mon désirs’affirmait absolu, impatient : c’était lui, peut-être, qui m’avaitdicté mes lettres brutales, car je ne pouvais considérer comme unjeu cette ardeur toute-puissante.

Le souvenir de la forme lumineuse de Nettie, du don hardiqu’elle faisait d’elle-même à son facile vainqueur, m’enflammaitd’une rage presque trop forte pour la résistance que pouvaitopposer mon être physique. Je descendis lentement, à travers lesdunes, vers ce village d’insouciante sensualité ; tout moncorps chétif restait froidement insensible à la douleur et à lamort ; ma haine me consumait comme un feu sombre ;j’étais l’épée de malheur brandie sur leurs têtes.

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