Au temps de la comète

2.

Une chose me frappa grandement : ce fut l’absence de toutediscussion, de toute divergence d’opinions sur les principesgénéraux qui furent la base de notre état actuel. Ces hommesavaient vécu jusque-là dans un système de conventions et deconvictions acquises, – la loyauté due au parti, la loyauté due àcertains accords et compromis secrets, la loyauté due à laCouronne. Ils s’étaient docilement pliés à la règle desprécédents ; ils avaient ignoré le doute subversif et lesquestions brûlantes ; ils exerçaient le plus parfait contrôlesur leurs émotions religieuses, ils semblaient protégés, par desbarrières invisibles mais impénétrables, contre les spéculationsaventureuses et destructives, les théories socialistes,républicaines, collectivistes, qui ont laissé leurs traces danstoute cette littérature des derniers jours d’avant la Comète.Soudain, au moment même du réveil, ces palissades s’étaientévanouies, comme si les brouillards verts, en traversant lescerveaux, y avaient renversé cent obstacles, cent frontièresdressées. Ces hommes avaient accepté, et s’étaient assimilé ducoup, tout ce que contenaient de sain ces doctrines turbulentes etdisparates, propagées naguère jusqu’au seuil de leur espritfermé ; ils s’éveillaient d’un songe absurde et mesquin ;et ils arrivaient naturellement, de front, sur la grandeplate-forme de l’entente raisonnable et nécessaire, base désormaisde notre ordre mondial.

Essaierai-je de vous énumérer les principales illusions quis’étaient évanouies de leur esprit ? D’abord le vieux mystèrede la propriété, qui avait embarrassé d’un inextricable filetadministratif le sol sur lequel nous vivions. Jadis, personne necroyait à la justice et à l’absolue commodité de ce système, maischacun l’acceptait ; la communauté humaine qui vivait sur lesol était censée avoir renoncé à tout lien avec ce sol, exceptionfaite des grandes routes et des biens communaux. Tout le reste dupays était partagé de la façon la plus insensée en parcelles detoutes formes et de dimensions différentes, qui allaient demilliers d’hectares à quelques arpents de superficie, et quiétaient placées sous l’autorité absolue d’une classed’administrateurs appelés propriétaires. La terre leur appartenaità peu près comme aujourd’hui votre chapeau vous appartient ;ils achetaient la terre, la vendaient, la morcelaient comme dufromage ou du jambon ; ils étaient libres de la ruiner, de lalaisser à l’abandon ou d’y dresser d’horribles constructions. Si lacommunauté avait besoin d’une route ou d’un tramway, si ellevoulait édifier une ville ou un village dans une position choisie,– bien mieux, si elle voulait aller et venir à sa guise, elle ne lepouvait qu’en subissant les exigences exorbitantes que luiimposaient ces monarques dont il était nécessaire d’acquérir lesterritoires. Aucun homme ne pouvait trouver, sur la face de laterre, de la place pour ses pieds, avant qu’il eût payé un loyer,et rendu hommage à l’un d’entre eux. Ces propriétaires n’étaientastreints, en fait, à aucune obligation, à aucun devoir envers legouvernement municipal ou national dont les plus vastes possessionsenglobaient leurs domaines. Ceci semble, je le sais, un rêve defou ; mais le genre humain était fou. Et cette folie nerégnait pas seulement dans les vieilles contrées de l’Europe et del’Asie, où ce système provenait, à l’origine, d’une délégationrationnelle du contrôle local aux possesseurs du sol, qui, grâce àl’universelle anarchie de ces temps-là, avaient fini par éluder etdéserter entièrement leurs devoirs. Mais les « pays nouveaux »,comme nous les appelions alors, les États-unis, la Colonie du Cap,l’Australie et la Nouvelle-Zélande, passèrent la majeure partie duXIXe siècle à concéder à perpétuité des territoires à toutepersonne qui voulait bien les prendre. Y avait-il une mine decharbon ou d’or, des sources de pétrole, une terre fertile, unerade hospitalière, un site naturel pour y édifier une ville, cesgouvernements idiots et imprévoyants réclamaient à cor et à cri despionniers, et, sur ces richesses, s’abattait une nuée d’aventuriersfaméliques et de forbans loqueteux, qui fondaient une sectionnouvelle de l’aristocratie territoriale. Après un siècle deconfiance et d’orgueil, la grande République des États-Unis, espoirde l’humanité, s’était peuplée, en grande partie, d’une foule degens sans biens et sans résidence fixe ; les maîtres de laterre et ceux des chemins de fer, ceux de la nourriture (car laterre est nourriture) et ceux des minéraux la gouvernaient etorganisaient son existence. Ils lui donnaient des universités,comme on donne l’aumône aux mendiants, et dépensaient toutes sesressources en fantaisies criardes et prétentieuses telles que lemonde n’en avait encore vu de pareilles. C’était là une des chosesqu’avant le Changement les hommes d’État auraient considérées commedans l’ordre naturel du monde et que, maintenant, pas un seuld’entre eux ne regarderait autrement que comme une folle illusiond’une période de démence.

Il en était ainsi non seulement de la question du sol, mais decent autres systèmes, institutions, facteurs compliqués etfalsifiés de la vie de l’homme.

Les ministres parlèrent du commerce et je me rendis compte, pourla première fois, qu’il était possible d’acheter et de vendre, sansqu’il en résultât de perte pour personne ; ils parlèrentd’organisation industrielle, et on la put concevoir aux mains dechefs qui n’y chercheraient pas des avantages honteux. Lebrouillard des vieilles associations, des incohérencesparticulières, des préjugés courants, s’était levé, et l’on voyaitclairement la méthode et les procédés d’éducation sociale del’humanité. Des choses longtemps cachées se découvrirentétonnamment simplifiées et en pleine lumière. Ces hommes, quis’étaient réveillés, eurent un rire libérateur, et le vieuxméli-mélo d’écoles, de collèges, de manuels et de traditions, levieil enseignement tâtonnant, formaliste et figuratif des Églises,le fatras des suggestions et des allusions confuses et énervantesentre lesquelles l’orgueil et l’honneur de l’adolescence hésitaientpour chopper et se meurtrir aux réalités, – tout cela ne fut pluspour eux qu’un souvenir qu’on était heureux de voir se perdre dansle lointain.

– Il faut une éducation commune pour la jeunesse, une initiationfranche de tous les jeunes gens. Jusqu’ici, nous les avons moinséduqués que nous ne leur avons dissimulé la vie et posé destraquenards. Et cela aurait pu être si facile… Nous le ferons sansdifficulté.

Ces paroles de Richover hantent ma mémoire, comme exprimant lerefrain de cette conférence.

« Cela peut se faire si facilement. » Et elles m’arrivaient auxoreilles, animées, dirai-je, d’une force régénératriceextraordinaire… Tout peut se faire si facilement, avec de lafranchise, avec du courage… Il fut un temps où ces axiomes eurentla fraîcheur et le rayonnement d’un Évangile.

Dans ces perspectives agrandies, la guerre avec les Allemandsparut un épisode clos (car l’Allemagne représentée comme une viragomythique, héroïque, armée et cuirassée, n’habitait plus sous cestraits-là l’imagination des hommes). Melmont avait déjà faitconclure un armistice, et ce groupe de ministres, après quelquesétonnements rétrospectifs, avait classé le règlement définitif dela Paix comme une simple question d’arrangements particuliers.L’organisation entière de l’ancien monde avait pris, dans leuresprit, le caractère du provisoire ; ils rejetaient le tout,du petit au grand : l’enchevêtrement des édilités, desmunicipalités, des communes, des districts, des comtés, des États,des ministères, des nations ; les autorités débordant les unessur les autres et sans cesse en conflit ; le capitonnage depetits intérêts, de litiges, de procès, de pouvoirs, deréclamations d’ayants droit, où s’embusquaient une multituded’avocats, d’hommes d’affaires, de représentants, de gérants, commeautant de mites dans un vieil habit crasseux ; toutes lestoiles d’araignées de la procédure, de la concurrence, tout lebâclage hâtif des besognes individuelles, – ils repoussèrent toutcela du pied.

– Quels sont nos nouveaux besoins ? – conclut Melmont. – Cegâchis est vraiment trop pourri pour qu’on le manipule. Nousreprenons sur nouveaux frais. Faisons d’abord table rase… etrecommençons.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer