Au temps de la comète

2.

Parload se tenait debout devant la fenêtre ouverte, une jumellede théâtre à la main, cherchant, trouvant, perdant de vue lanouvelle comète.

Cette comète me semblait alors bien importune, car j’avais hâted’aborder un autre sujet. Mais Parload était tout à sonobservation. J’avais le sang à la tête, des ennuis compliquésd’amertume me donnaient la fièvre : je voulais lui ouvrir mon cœur.Je souhaitais tout au moins me soulager par quelque confidenceromanesque, si bien que je prêtais peu d’attention aux choses qu’ilme disait. C’était la première fois que j’entendais parler de cenouveau point entre les mille autres points du firmament, et je mefusse peu soucié de n’en entendre jamais plus parler.

Nous étions à peu près du même âge ; Parload, de huit moismon aîné, avait vingt-deux ans. Il était deuxième clerc dans unepetite étude d’Overcastle, cependant que je faisais figure dedeuxième commis à la manufacture Rawdon, à Clayton. Nous nousétions rencontrés à la conférence de l’Union Chrétienne de JeunesGens de Swathinglea ; il se trouvait que, le soir, nousfréquentions, aux mêmes heures, des cours, lui de science, moi desténographie, à Overcastle, et nous prîmes l’habitude de rentrerensemble, à pied, ce qui nous lia bientôt d’amitié. (Swathinglea,Clayton et Overcastle formaient une agglomération dans la régionindustrielle du Centre.) Nous nous étions confié nos doutesreligieux et avoué l’intérêt que nous portions aux problèmes dusocialisme ; il avait soupé par deux fois chez ma mère, ledimanche, et il m’accueillait en familier dans son logement.Parload était en ce temps-là un grand jeune homme blondasse,d’allures gauches, au cou et aux poignets démesurés, capable ausurplus de tous les enthousiasmes. Il consacrait deux soirées parsemaine à l’école des sciences d’Overcastle. La cosmographie étaitson sujet favori, et, par la brèche que l’étude de cette scienceouvrit dans son esprit, les merveilles de l’espace avaientinsidieusement pris possession de son âme. D’un séjour chez sononcle, qui exploitait une ferme à Leet, par-delà les landes, ilavait rapporté une vieille jumelle ; en outre, il s’étaitprocuré un planisphère céleste et l’almanach astronomique deWhitaker, et, pendant une période de son existence, l’éclat dusoleil et le clair de la lune ne l’affectèrent que pour autantqu’ils interrompaient le cours normal de sa vie nocturne dechercheur d’étoiles. Son être se sentait capturé par l’abîmecéleste, les immensités, les possibilités mystérieuses quiflottaient dans les ténèbres de ces profondeurs inviolées. À forcede travail et grâce à une étude très précise lue dans leCiel, petite revue mensuelle rédigée à l’intention de ceux quehantait une obsession semblable, il tenait enfin au bout de sajumelle la nouvelle visiteuse de notre système planétaire. Ilcontemplait, dans une sorte de ravissement, la petite lueurvacillante, découverte parmi les têtes d’épingle scintillantes dela pelote céleste. Il restait là, en contemplation, et se souciaitvraiment peu de mes misères.

– Quelle merveille ! – soupira-t-il, et puis, comme sil’emphase de sa voix lui eût paru trop modeste pour son émotion, ilrépéta sur un ton plus pompeux : – Quelle merveille !… Veux-tula voir ? – fit-il en se tournant vers moi.

Je dus regarder dans la jumelle, puis il me fallut écouter sesexplications : comment cette intruse imperceptible allait grandir,serait bientôt une des plus grandes comètes que le monde eûtconnues ; comment sa trajectoire l’amènerait à près de… quisait combien de milliers de lieues de notre terre ! – à un pasde nous, quoi ! semblait dire Parload ; comment, de plus,le spectroscope était en voie d’analyser ses secrets chimiques,intrigué par une bande verte, ornement sans précédent dans latoilette des comètes ; comment, en ce moment même, elle posaitdevant les objectifs braqués sur l’éploiement d’une traîne insolitedirigée vers le soleil, traîne qu’elle ramassa bientôt du gesteaisé d’une mondaine. Et cependant, à part moi et comme à voixbasse, ma pensée me parlait de Nettie Stuart et de la lettre que jevenais de recevoir d’elle ; puis de la figure haïssable duvieux Rawdon, telle que je l’avais contemplée cet après-midi.J’imaginais tantôt des réponses à Nettie, tantôt quelque répliquepour mon patron, mais Nettie, toujours et encore, se dessinait enlumière sur le fond de ma rêverie.

Nettie Stuart était la fille du jardinier-chef de Mme Verrall,veuve très riche. Nettie et moi, nous avions échangé des baisers etdes serments avant notre dix-huitième année. Ma mère et la sienneétaient cousines issues de germains et compagnes d’école, et, bienque ma mère, restée veuve très jeune à la suite d’un accident dechemin de fer, eût dû se mettre logeuse (le vicaire de Claytonétait son pensionnaire), bien que sa situation fût jugée inférieureà celle de Mme Stuart, on se voyait encore, et des visites espacéesau cottage du jardinier à Checkshill Towers empêchaient qu’on seperdît de vue. D’ordinaire, j’étais de la partie, – et je mesouviens, ce fut par un clair crépuscule de juillet, une de ceslongues soirées d’or qui cèdent moins le pas à la nuit qu’ellesn’accueillent, semble-t-il, par gracieuseté, la lune et sonscintillant cortège d’étoiles, – Nettie et moi, près de la pièced’eau où convergent les charmilles, échangeâmes le premier aveutimide des amants. Je me remémore, – et quelque chose, à cesouvenir, s’agitera toujours en mon âme, – l’émoi tremblant del’aventure. Elle était toute en blanc, sa chevelure se séparait endeux vagues de ténèbres au-dessus de ses yeux noirs, un petitcollier de perles encerclait son cou gracile et potelé, et l’éclatd’une médaille se blottissait vers sa gorge émue : ma lèvre sescella sur sa lèvre mal défendue – et durant trois ans de ma vie,durant toute ma vie, je crois, j’aurais à tout instant offert demourir pour elle.

Il faut savoir comprendre – car chaque année ces choses se fontplus inintelligibles – combien ce monde différait du nôtre. C’étaitun monde obscur, plein de désordres qu’on eût pu redresser, demaladies qu’on eût pu prévenir, de douleurs qu’on eût pu éviter, decraintes stupides autant qu’involontaires, de duretésinconscientes… Pourtant, du fait peut-être de l’obscuritéuniverselle, il y eut des moments de rare beauté éphémère qui nesemble plus possible désormais. Le grand Changement est venu pourjamais, le bonheur et la beauté sont notre atmosphère même, – il ya paix sur la terre et bonne volonté envers tous. – Nul hommen’oserait former le rêve de revenir aux tristesses des tempsantérieurs… Toutefois, cette grande misère était traversée, sanscesse, de part en part, le rideau grisaille de sa pénombre étaittroué par des joies d’une intensité, par des sensations d’unefinesse telles qu’il me semble que la vie n’en connaît plusdésormais d’analogues. Est-ce le Changement qui a retranché de lavie ses extrêmes de joies et de tristesses, ou, plus simplement, neserait-ce pas que la jeunesse m’a quitté, – entraînant avec elleses désespoirs et ses ravissements, – me laissant peut-être unjugement sain, des émotions sympathiques, des souvenirs ?

Je n’en sais rien. Il faudrait être jeune aujourd’hui et avoirété jeune jadis pour résoudre cet insoluble problème.

Il se peut qu’un spectateur impartial, même en ces joursd’autrefois, n’eût trouvé que peu de beauté à notre groupement.J’ai, ici, sous la main, dans ce secrétaire, deux photographies : –j’y figure un jeune garçon gauche, en complet mal ajusté, et Nettie– de fait, Nettie est tristement fagotée et sa tenue estincontestablement raide ; mais je puis la voir à travers cetteimage, et sa vivacité, son entrain et quelque chose du charmemystérieux qu’elle eut pour moi me reviennent à la pensée. Safigure a triomphé du photographe – sans quoi j’eusse, dèslongtemps, jeté ce portrait.

La réalité de la beauté ne se prête pas à l’expression verbale.Comme je voudrais être maître de l’expression graphique et pouvoirdessiner, en marge de mon manuscrit, ce quelque chose dont ladescription défie les mots. Il y avait dans son regard une sorte degravité ; sur sa lèvre supérieure close un rien voltigeait, unpeu d’ombre qui s’épanouissait en sourire – oh ! ce souriregrave et doux !

Après avoir échangé un baiser et convenu de ne pas encore parlerà nos parents du choix irrévocable que nous avions fait l’un del’autre, le moment vint de nous séparer, timidement et devant lemonde. Je repartis avec ma mère à travers le parc baigné de clairde lune (des chevreuils effarouchés faisaient bruire les taillis)jusqu’à la gare de Checkshill, et nous regagnâmes ainsi notresombre sous-sol de Clayton… et je ne revis plus Nettie, si ce n’esten pensée, pendant presque une année. À notre second rendez-vous,au bout de ce temps, il fut décidé que nous nous écririons, ce quenous fîmes après avoir tout combiné pour sauvegarder notresecret ; car Nettie ne voulut prendre personne de chez elle,pas même sa sœur unique, pour confidente de ses amours. Je devaisdonc lui faire parvenir ma précieuse correspondance, sous enveloppecachetée, par l’intermédiaire d’une compagne de pension, son amieintime, qui demeurait près de Londres ; je pourrais encoredire cette adresse, bien que la maison, la rue et le faubourg aientaujourd’hui disparu sans laisser de trace.

De cet échange de lettres que date le commencement de notreséparation, parce que nous entrions pour la première fois enrelation intellectuelle et que nos esprits cherchèrent à seformuler.

Il est nécessaire de bien comprendre que le monde de la penséese trouvait, en ces jours-là, dans un état des plus singuliers :tout encombré de formules vieillies et inadéquates, embrouillé etembrumé de raisons secondes, d’adaptations, de suppressions, deconventions et de subterfuges. Un apriorisme abject ternissait lavérité sur les lèvres de tous. Je fus élevé par ma mère dans unefoi bizarre, archaïque et étroite, acceptant certaines formulesreligieuses, certaines règles de conduite, certaines conceptions del’ordre social et politique, absolument sans rapport avec lesréalités et les besoins de la vie quotidienne contemporaine. Sareligion sentait la lavande ; le dimanche, elle écartait toutela réalité, le vêtement et même l’ameublement de tous les jours,cachait ses mains noueuses, et parfois gercées par le travail, dansdes gants noirs soigneusement reprisés, revêtait sa vieille robe desoie noire, son chapeau d’apparat, et, requinquée et radieuse,m’emmenait à l’église. Là nous chantions, nous nous inclinions,nous écoutions de bruyantes prières, unissions nos voix dans desonores répons, et nous nous relevions, dans un soupir unanime,quand le début de la doxologie : À la gloire de Dieu le Père, deJésus-Christ le Fils…, annonçait la fin du sermon. Il y avait, danscette religion de ma mère, un enfer à la chevelure de flamme, unenfer qui avait jadis répandu la terreur ; il y avait aussi undiable qui était en même temps l’ennemi officiel du roid’Angleterre, et on y vitupérait abondamment et sempiternellementles « désirs mauvais de la chair » ; on voulait nous fairecroire que la plus grande partie de notre humanité malheureusedevait racheter ses misères et ses tourments quotidiens ensouffrant à jamais d’indicibles tortures dans un monde futur etéternel, amen. Mais, de fait, ces flammes en tire-bouchon avaientun air amusant, et toute l’histoire avait fini par mûrir et sefaner, comme une vieille fresque légendaire, bien avant mon temps.Provoquait-il même, cet enfer, de la terreur aux années de monenfance ? Je ne puis m’en souvenir, mais certainement cen’était pas aussi terrible que l’Ogre du Petit Poucet, et tout celase résume à présent pour moi dans l’expression du visage de mapauvre vieille mère, aux traits usés et ridés, et je l’aime encorecomme une partie d’elle. M. Gabbitas, notre locataire, petit, groset replet, étrangement transformé sous ses vêtements cultuels,élevant sa voix jusqu’aux mâles accents des prières du tempsd’Elisabeth, éveillait, je crois, en ma mère une sympathie toutespéciale et comme personnelle pour Dieu. Son Dieu, ma mèrel’illuminait des rayons tremblants de sa propre douceur, elle lerachetait des calomnieuses vengeances où l’impliquaient lesthéologiens. Elle était elle-même, – que ne l’ai-je perçu alors, –l’exemple de tout ce qu’elle aurait voulu m’enseigner.

Je vois cela sous cet aspect aujourd’hui, mais l’ardeurconfiante de la jeunesse est impitoyable. Ayant d’abord pris toutesces choses au sérieux, – l’enfer de flammes et le Dieu qui châtiepour la moindre négligence, – comme si elles eussent été aussimatériellement réelles que les hauts fourneaux de Bladden ou lamanufacture de Rawdon, je les rejetai soudain de mon esprit avec unsérieux égal.

C’est que M. Gabbitas s’était parfois, comme on dit, intéressé àmoi ; il m’avait engagé à continuer à lire après ma sortie del’école et, avec les meilleures intentions du monde, dans le but dem’inculquer, par anticipation, un antidote contre le poisonintellectuel de l’époque, il m’avait mis entre les mains leScepticisme réfuté, de Burble, et m’avait indiqué les ressourcesqu’offrait la bibliothèque de l’Union Chrétienne, de Clayton.

La lecture de Burble me causa une grande commotion morale. Ilressortait clairement, de ses réponses mêmes au scepticisme, que lacause de l’orthodoxie doctrinale avec toute cette histoire d’unmonde futur, légendaire et très peu terrifiant, que j’avaisacceptée comme on accepte le soleil, était une cause indéfendable.Le hasard me confirma dans ces conclusions : le premier livre queje pris à la bibliothèque fut une édition américaine des œuvrescomplètes de Shelley, contenant sa prose vaporeuse et ses versaériens. Je fus bientôt mûr pour l’incrédulité. À l’UnionChrétienne de Jeunes Gens, je fis, sur ces entrefaites, laconnaissance de Parload qui me confia, sous le sceau du secret leplus absolu, qu’il était « socialiste à fond ». Il me prêtaplusieurs numéros d’un périodique au titre retentissant : leClairon, qui précisément commençait une campagne contre l’Égliseétablie. Les années adolescentes de tout homme d’intelligencemoyenne sont ouvertes, et seront toujours ouvertes, à la sainecontagion du doute philosophique, au sens du ridicule, aux idéesnouvelles. Je subis fortement cette crise. Le doute, dis-je ?Ce n’était pas tant le doute que l’étonnement et la plus violentenégation. « Ai-je pu croire à ceci ? » Il faut aussi vousrappeler que je commençais alors ma correspondance amoureuse avecNettie.

Nous vivons, aujourd’hui que le Grand Changement s’est accompli,à une époque où chacun est élevé dans une sorte de douceurintellectuelle, une bienveillance qui n’enlève rien de sa vigueur àl’esprit ; aussi est-il difficile de concevoir l’atmosphèreétouffée où se débattait la pensée des jeunes gens de ma condition.Le fait seul de penser à certaines questions était en soi un actede rébellion qui vous mettait aussitôt dans un état de déséquilibremental, entre la timidité et le défi. On commence généralement àtrouver Shelley, malgré toute la musique de ses vers, un peu bienbruyant et malappris, maintenant que ses « Anarchs » ontdisparu ; il fut une époque, toutefois, où la pensée neuvedevait assumer ce ton de casseur de vitres. Il devient malaisé dese figurer l’effervescence des esprits, le besoin qu’on éprouvaitde crier « Hou ! Hou ! » au passage de l’autoritéconstituée, le ton provocateur où se montaient nos jeunesnégations. Je me mis à lire avidement les écrits que Carlyle,Browning et Heine ont légués à la perplexité des générations, – nonseulement à les lire, mais à les admirer et à les imiter. Meslettres à Nettie, après deux ou trois manifestations sincères d’unepassion surchauffée, se corsèrent de théologie, de sociologie, etrevêtirent le Cosmos de leur phraséologie emphatique. Il estindubitable qu’elles durent l’intriguer au plus haut point.

Je garde la plus vive sympathie et je ne sais quel sentimentd’envie à ma jeunesse envolée ; néanmoins, il me seraitdifficile de contredire quiconque prétendrait que je fus tel que memontre ma photographie un grand gamin fort sot, fort poseur et fortsentimental. Et quand je m’efforce de reconstituer ce que pouvaitêtre le fruit de mes efforts pour établir une lettre vraiment belleà l’intention de ma bien-aimée, je le confesse, j’en ai le frisson,– et pourtant je souhaiterais qu’elles n’eussent pas toutes étédétruites.

Les lettres qu’elle m’écrivait étaient assez simplettes ;l’écriture en était ronde, mal formée et le style peu fleuri. Lesdeux ou trois premières témoignaient d’un plaisir timide à employerles mots « mon chéri », et je me souviens d’avoir été intrigué puischarmé, quand je sus le sens du petit mot français « adoré »qu’elle accolait à mon nom. Mais, à partir du jour où je donnaicours à mon effervescence intellectuelle, ses réponses continrentmoins de joie.

Je ne vous ennuierai pas avec le récit détaillé de notrequerelle puérile, de ma visite inattendue à Checkshill, le dimanchesuivant, qui gâta tout, de la lettre que j’écrivis ensuite, qu’elletrouva ravissante et qui nous raccommoda. Je ne vous dirai rien nonplus de toutes les fluctuations de nos méprises réciproques.Toujours je fus l’offenseur et c’est moi qui, en fin de compte,venais demander pardon, jusqu’à cette dernière affaire quicommençait ; entre-temps, nous eûmes des moments tendrementintimes, et je l’aimais vraiment beaucoup. Le malheur était que,dans l’obscurité et seul, je pensais à elle avec intensité, à sesyeux, au contact de sa main, à sa douce et adorable présence ;mais lorsque je m’attablais pour lui écrire, je ne pensais qu’àShelley, à Burns, à moi-même et à tels autres sujets aussi peu decirconstance. Quand on est amoureux comme je l’étais, à l’état,dirai-je, effervescent, il est plus difficile de faire sa cour etde parler d’amour, que lorsqu’on n’aime pas. Quant à Nettie, elleaimait, je sais, non pas moi, mais tout cet appareil de jolimystère. Ce n’est pas ma voix qui devait éveiller ses rêves à lapassion…

Aussi bien notre correspondance continuait sans harmonie. Unbeau jour, elle m’écrivit qu’elle doutait de pouvoir jamais aimerun socialiste qui ne croyait pas à l’Église, et, suivant de près,une autre lettre arriva, formulée dans un style tout nouveau. Elleestimait, disait-elle, que nous n’étions pas assortis l’un àl’autre, que nous différions de goûts et d’idées, que depuislongtemps elle songeait à me relever de mes engagements et à merendre ma parole. Bref, et bien que je ne l’eusse pas compris toutd’abord, au premier choc, c’était mon congé. Sa lettre m’avait étéremise comme je rentrais à la maison, le jour même où le vieuxRawdon avait refusé d’augmenter mes appointements. Ce soir-là donc,où débute ma narration, je me trouvais en face de deux faitspresque écrasants et auxquels j’essayais fiévreusement de m’adapter: je n’étais indispensable ni à Nettie ni à Rawdon… Je me souciaisbien de la Comète !

Où en étais-je arrivé et pour quoi comptais-je ? J’avais sibien pris l’habitude de considérer Nettie comme indissolublementmienne, – toute la tradition du « véritable amour » m’y poussait, –que de la voir me tourner le dos avec ces phrases précises etnettes, et m’abandonner, moi dont les lèvres s’étaient unies auxsiennes, moi à qui elle avait permis les familiarités risquées etdélicieuses coutumières aux amants, me scandalisait par-delà toutemesure. Moi ! Moi !… ! Et Rawdon ne me trouvait pasdavantage indispensable… Je me sentis soudain comme rejeté parl’univers, menacé d’annihilation, au point qu’il me parut urgentd’affirmer ma personnalité de quelque façon positive et emphatique.Ni dans la religion où on m’avait instruit, ni dans l’irréligionque je m’étais faite, il n’existait de baume consolateur pourl’amour-propre blessé.

Allais-je lâcher ma place chez Rawdon et, de quelque manièreextraordinaire et prompte, faire la fortune de son voisin etconcurrent Frobisher ?

La première partie de ce programme était en tout cas facilementréalisable : aller trouver Rawdon et lui dire : « Vous aurez de mesnouvelles, monsieur ! » Quant à la seconde, Frobisher pourraitne pas s’y prêter. Cela toutefois était chose secondaire. L’affaireNettie dominait la situation. Mon cerveau s’encombrait de fragmentsde rhétorique utilisables pour la lettre que je préméditais ;méprisant, ironique, tendre, quel ton choisirais-je ?

– Zut ! – fit Parload tout à coup.

– Qu’est-ce qu’il y a ? – m’informai-je.

– On charge les fours aux aciéries de Bladden, et la fumée vienttout juste voiler mon coin de ciel.

L’interruption arrivait au moment précis où j’allais déverser enson sein ma pensée trop lourde.

– Parload, – dis-je, – il est vraisemblable que je vais quittertout ceci ; le vieux Rawdon m’a refusé une augmentation, etmaintenant que la demande a été faite, je ne crois pas qu’il mesoit possible de continuer aux mêmes appointements, n’est-cepas ? Donc, il va falloir lâcher Clayton pour de bon.

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