Au temps de la comète

3.

Du coup, Parload posa sa lorgnette et me dévisagea.

– C’est un mauvais moment pour changer, – déclara-t-il, aprèsune pause.

Rawdon m’en avait dit autant, bien moins aimablement. Mais, enface de Parload, je me sentais toujours porté à prendre le tonhéroïque.

– J’en ai assez, de me tuer le tempérament au service desautres ! – m’écriai-je. – Autant s’affamer le corps enquittant ma place, que s’affamer l’âme en y restant.

– Je ne suis pas tout à fait de cet avis, – dit Parload,lentement.

Ce fut le début d’une de nos interminables conversations, – d’unde ces bavardages erratiques, diffus, généralisants et personnels àla fois, qui seront chers au cœur des jeunes gens intelligents tantqu’il y aura une jeunesse. Le Changement n’aura pas aboli cela, entout cas.

Ce serait un incroyable tour de force que de raviver aujourd’huice brouillard de paroles ; de fait, je ne me souviens de rien,bien que le détail de la scène et du décor forment un tableauprécis dans ma mémoire. Je « posais », suivant mon habitude, et mecomportais fort sottement, en égoïste blessé au vif, sansdoute ; et, de son côté, Parload dut jouer son rôle dephilosophe préoccupé des abîmes célestes.

Bientôt, nous fûmes dehors, déambulant dans la chaude nuitd’été, et causant d’autant plus à notre aise. Je me souviens d’unephrase que je débitai :

– Je souhaiterais, parfois, – dis-je en montrant le ciel, – queta comète, ou quelque autre astre, anéantît cette terre, et, commedes chiffres sur un tableau, nous effaçât tous, supprimant, du mêmecoup, grèves, guerres, bagarres, amours, jalousies et toutes lesmisères de la vie.

– Ah ! – fit Parload, que cette idée parut étonner. – Celane ferait qu’ajouter aux misères de l’existence – reprit-ilquelques instants plus tard, alors que je lui parlais déjà d’autrechose.

– Cela, quoi ?

– Une collision avec la Comète. Cela ne ferait que tout reculer.Ce qui resterait de la vie redeviendrait plus sauvage que la vieprésente.

– Mais serait-il nécessaire qu’il restât quoi que ce soit ?– demandai-je, d’un ton sarcastique, tandis que nous suivions côteà côte une rue étroite qui longeait sa maison, se coupait demarches, devenait sentier et nous emmenait vers Clayton Crest et lagrande route.

Mais le souvenir de cet endroit est encore si vivant en moi quej’en oublie qu’aujourd’hui tout cela est changé et méconnaissable,et que la rue étroite, l’escalier, et la vue qu’on avait du haut deClayton Crest, aussi bien que le monde où je fus élevé, se sontévanouis hors de l’espace et du temps, sont inimaginables pour lagénération qui me suit. Vous ne pouvez pas voir, comme je lerevois, le sombre espace entre les maisons, la rue obscure quelaisse dans l’ombre un terne réverbère à gaz, placé aucarrefour ; vous ne pouvez pas sentir encore sous vos pas, àtravers de mauvaises chaussures, le dur carrelage des pavés, niremarquer les rares fenêtres faiblement éclairées çà et là, dansles ténèbres, ni, par les jalousies disjointes, entrevoir lasilhouette des êtres claquemurés là-dedans. Vous ne sauriez, enimagination, traverser la brusque lueur que projette la devanturedu cabaret, ni aspirer malgré vous une bouffée de son atmosphèreviciée, ni entendre la bordée de grossièretés jaillie de la porte,ni voir fuir cette ombre penchée de quelque précoce vaurien, quivient de nous frôler sur les marches.

Nous traversâmes une rue plus longue, que remontait bruyammentun encombrant tramway à vapeur, vomissant la fumée et lesétincelles, une rue que bordait la perspective huileuse desdevantures, avec, çà et là, la voiture à bras des petits marchands,éclairée par un flambeau à pétrole d’où tombaient dans la nuit desflammèches. Une cohue confuse coulait et refluait entre lestrottoirs, et on entendait la voix d’un prêcheur ambulant, réfugiédans un terrain vague, entre les maisons. Vous ne pouvez voir ceschoses comme je les revois, non plus que vous ne pouvez lesimaginer, à moins que vous ne connaissiez les tableaux qu’a laissésle grand peintre Hyde. Vous ne pouvez vous figurer la hautepalissade sur laquelle, d’en bas, les becs de gaz projetaient leursreflets dansants, et qui s’élevait jusqu’à découper dans le cielpâle une arête vive et noire.

Ces palissades, c’était ce qu’il y avait de plus coloré dansnotre monde évanoui. Sur elles, en couches successives de colle etde papier, toute la grossière activité de ces temps se mêlait endissonances chromatiques : pilules, théâtres, conférencesreligieuses, bals de charité, savons merveilleux, conservesétonnantes, machines à écrire ou à coudre, se heurtaient en unesorte de clameur visuelle. Plus loin, une ruelle boueuse, empierréede mâchefer et d’escarbilles, une ruelle sans une lumière, dont lesflaques empruntaient au ciel le reflet d’une étoile… Nous allions,pataugeant au hasard, tout à notre conversation.

À travers les terrains divisés en lots, désert planté de choux,et dépassant de sinistres masures et une fabrique abandonnée, nousparvînmes jusqu’au grand chemin. Flanqué de constructionsclairsemées, il montait en tournant, de sorte qu’on jouissait dupanorama circulaire de la vallée où s’aggloméraient quatre villesindustrielles.

Je veux bien qu’avec le crépuscule tout ce paysage urbain sesoit vêtu d’une étrange magnificence qui l’enveloppa jusqu’àl’aube. Un voile était jeté sur toute la mesquinerie de cesdétails, sur les masures qui figurent les homes, surl’arroi innombrable des cheminées, sur les tristes taches devégétation poussant à contrecœur entre les clôtures faites de filde fer et de douves de tonneaux ; voilées, les blessures derouille entamant les collines d’où l’on extrayait le minerai defer ; voilés, les amas énormes des scories que rejetaient lesfourneaux ; transfigurées par le prestige nocturne, les fuméesrouges et ardentes que vomissaient les fonderies aux halos depoussières enflammées, les moufles, les bessemers… Tout étaitatténué et assimilé par la nuit. L’atmosphère, grisâtre, alourdiede mille atomes, et qui, de jour, était comme une oppression, secolorait, dès le soleil couché, d’un mystère polychrome ettranslucide de bleus et de pourpres, d’incarnats sourds, devictorieux vermillons, et, sur tout cela montant vers le ciel plussombre, une clarté diffuse d’émeraude et de safran. Chaque cheminéefanfaronne, quand le soleil-monarque était parti, se couronnait deflammes ; les amoncellements de scories se mettaient àscintiller de mille feux, et chaque usine proclamait sa rébellionen arborant ce diadème volcanique de lumière : l’empire du jour sedémembrait en une multitude de fiefs embrasés.

Les petites rues transversales, qui coupaient la vallée, sedessinaient en pointes de feu, en réverbères d’un jaune amorti, quise rejoignaient, s’intensifiaient à chaque carrefour, mêlés àl’éclat livide des buissons de becs incandescents et àl’éblouissement glacial des lampes à arc. Les voies ferréesentrelaçaient leurs signaux lumineux, étoiles rouges ou vertes,groupées en constellations rectangulaires, et les trains hâtifssimulaient des serpents noirs et souples crachant le feu.

Sur tout cela, bien haut, comme une chose placée hors d’atteinteet presque oubliée, Parload s’était avisé de redécouvrir une régionque ne gouvernaient ni le soleil ni les hauts fourneaux, –l’univers infini des astres.

Tel fut le cadre de maintes conversations, et si, dans lajournée, nous dépassions la crête des collines, nous contemplions,vers l’ouest, un pays de cultures, semé de parcs et de châteaux,et, là-bas, la flèche aérienne d’une cathédrale ; parfois,alors qu’avant la pluie l’atmosphère se faisait transparente, nousdécouvrions un horizon de montagnes suspendu contre le ciel.Par-delà encore, et hors de toute vision, il y avaitCheckshill ; la nuit, je me sentais plus que de jour proche deCheckshill et de Nettie.

Il nous semblait, à nous deux qui déroulions en causant nosheures de jeunesse, le long du sentier d’escarbilles qui bordaitles ornières du chemin, que, de ces crêtes, nos yeux contemplaientle monde entier en raccourci.

Oui, à notre droite, dans l’ombre, se blottissait, autour deshideuses fabriques, le troupeau des ouvriers mal vêtus, malnourris, croupissant dans l’ignorance, mal servis dans tous lesdétails de l’existence et vivant coûteusement, au jour le jour,sans garantie du lendemain, cependant que – comme sur un fumier leschampignons – surgissaient, disproportionnés, parmi ces misérablesdemeures, les chapelles, les églises, les débits de boissons et lesétablissements de plaisir. À notre gauche, au large, entourésd’espace, de liberté, de dignité humaine, insoucieux des quelquescottages bondés et pittoresques où s’entassaient les laboureurs, –séjournaient les grands propriétaires et les maîtres, lespossesseurs de la manufacture, de la forge, du champ et de la mine.Et tout là-bas, très loin, belle, idéale, surgie d’entre lesdevantures de bouquinistes et les demeures ecclésiastiques, lesauberges et autres détails d’une vieille ville à marchés et foirestombée en décadence, c’était la cathédrale de Lowchester montrant,de sa flèche admirable et discrète, on ne sait quel Paradiscéleste, vague et incroyable.

Ainsi, toute la vie du monde se résumait pour nous dans cesjuvéniles impressions.

Nous voyions toutes choses simplement, schématiquement, commec’est le propre de la jeunesse. Nous avions pour tous les mauxsociaux quelque solution irritée et téméraire ; et quiconquenous contredisait était pour nous un partisan des voleurs. Le volnous apparaissait manifeste. Le détrousseur, embusqué dans cesvastes demeures, c’était le Propriétaire, le Capitaliste, flanquéde son valet, le Magistrat, et de son imposteur le Prêtre… !Et nous tous, nous étions les victimes de ces infamies préméditées.Sans doute, ils clignaient des yeux et ricanaient entre eux, devantleurs coupes de champagne, affalés parmi leurs femmes éblouissantesdans la livrée du vice, et ils complotaient de nouvelles exactionscontre le pauvre. De l’autre côté, au milieu de toute l’affreusemisère, dans la brutalité, l’ignorance, la crapule, gisait, selonnous, leur victime innocente et innombrable, l’Ouvrier. Maintenantque nous avions découvert tout cela, à première vue, il ne restaitplus qu’à dénouer la situation en phrases sonores et véhémentes,pour changer la face du monde. L’Ouvrier, alors, se lèverait, segrouperait en Parti du Travail, avec, pour le représenter, desjeunes gens comme Parload et moi… Il reprendrait possession de sonbien, et alors ?…

Oh ! Alors, les voleurs en verraient de chaudes, et toutserait pour le mieux.

Si ma mémoire ne me trompe étrangement, c’est là le résumé assezexact de la théorie et de l’action sociale que nous considérions,Parload et moi, comme le fin mot de la raison humaine. Notre foiétait ardente, et nous rejetions avec violence les objections lesplus plausibles. Parfois, au cours de nos grandes discussions, nouséprouvions l’inébranlable certitude que nos convictionstriompheraient, mais, le plus souvent, nous épanchions uneindignation virulente contre la malveillance et la stupidité quiosaient retarder l’accomplissement de ce plan si simple dereconstruction du monde. Nous nous révoltions à cette pensée, etsongions aux barricades et à l’action directe. Je fusparticulièrement amer, ce soir-là, je me souviens, et lecapitalisme hideux et tyrannique assumait pour moi les traits duvieux Rawdon et le sourire avec lequel il m’avait refuséd’augmenter mes pauvres vingt shillings d’appointementshebdomadaires.

J’ambitionnais de sauvegarder mon amour-propre par quelque actede vengeance, et, si ma vengeance exigeait l’extermination del’Hydre-Capital, je pourrais traîner la carcasse du monstrejusqu’aux pieds de Nettie, et régler du même coup ce seconddifférend.

– Eh bien ! Nettie, m’apprécies-tu, maintenant, à mavaleur ?

Voilà, à peu près, mon état d’esprit d’alors, d’après lequelvous pouvez vous figurer l’ardeur de mes gestes et de monéloquence. Représentez-vous deux petites silhouettes noires, auxlignes peu esthétiques, perdues dans ces noirceurs désoléesd’industrialisme flamboyant, et ma faible voix enflée derhétorique, protestant et revendiquant…

Ces idées de ma jeunesse vous sembleront, sans doute, un piètreamalgame de sottise et de violence, surtout si vous êtes né depuisle Changement. De nos jours, tout le monde pense clairement,posément, et les pensées sont d’évidentes certitudes ; il estbien difficile de s’imaginer des cerveaux fonctionnant comme jadisles nôtres. Permettez-moi de vous aider à vous mettre quelque peudans l’état mental et moral où nous étions alors. D’abord, ilfaudrait vous abîmer la santé en mangeant et en buvant sans mesure,vous ankyloser les membres en négligeant tout exercice ; puis,vous efforcer de vous créer de terribles tracas, cultiverl’inquiétude et vous habituer au manque de confort ; à cela,ajoutez un travail quotidien pendant de longues heures, travail, ausurplus, trop mesquin pour intéresser, trop complexe pour qu’il sepuisse faire mécaniquement, et n’ayant aucun rapport direct ouindirect avec vos aspirations ou vos intérêts personnels. Celafait, rendez-vous aussitôt dans une pièce sans ventilation aucune,dont l’air est déjà nauséabond, et occupez-vous à résoudre quelqueproblème difficile. Vous ne tarderez pas à ressentir une fatigueintellectuelle ; vous serez agacé, impatient, cherchant àcomprendre l’évidence, et bientôt acceptant et rejetant au hasarddes solutions contradictoires. Essayez de jouer aux échecs dans depareilles conditions : vous jouerez comme un idiot et vous céderezvite à la colère.

Eh bien ! tout le genre humain, avant le Changement, étaitde la sorte malade et fiévreux ; les soucis, le surmenage, lesquestions à élucider qui ne se posaient jamais simplement, mais quimodifiaient sans cesse leurs données et fuyaient toute solution,voilà ce qui créait pour les hommes une atmosphère suffocante,corrompue par la respiration des siècles. Il n’existait pas aumonde un seul cerveau fonctionnant dans un calme normal. Il n’yavait dans l’esprit des hommes que demi-vérités, conclusionshâtives, hallucinations, émotions… le vide.

Je sais que tout ceci paraît incroyable, et que déjà la jeunessecommence à mettre en doute que le Changement ait été siradical ; mais lisez, je vous en prie, les journaux de cetemps-là. Chaque époque s’atténue, s’estompe et s’ennoblit un peu àmesure qu’elle recule dans le passé. À ceux qui, comme moi, sont àmême de narrer des histoires vécues, il appartient de fournir, parun effort de scrupuleux réalisme intellectuel, l’antidote de cemirage.

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