Au temps de la comète

Chapitre 3BELTAINE ET LA VEILLE DU JOUR DE L’AN

1.

Finalement, ma mère mourut presque subitement, et sa mort me futun choc violent. Le diagnostic médical commençait à peine à devenirplus exact et plus assuré. Les docteurs, certes, avaientparfaitement conscience du peu de valeur de leur éducation médicaleet faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour y remédier, mais ilsétaient encore d’une ignorance profonde. Un symptôme dans lamaladie de ma mère fut inintelligemment observé, son états’aggrava, elle eut un accès de fièvre qui l’emporta trèsrapidement. Je ne sais quels remèdes furent employés pour combattreson mal ; je n’appris l’événement que lorsque tout futfini…

À cette époque, mon attention se rapportait toute àl’organisation du Beltaine, le festival qui se donna le premier deMai, dans l’année de la Reconstruction. Ce fut la première des dixgrandes crémations de décombres et de rebut, qui inaugurèrent l’âgenouveau. Les jeunes gens de nos jours ne peuvent s’imaginerl’énorme masse de débris, de vieilleries et de détritus dont nousdûmes nous défaire. Si nous n’avions pas réservé à cet effetcertains jours, le monde entier eût été quotidiennement empuantipar les fumées de petits bûchers. La remise en honneur del’ancienne coutume des feux de joie de mai et de novembre futheureuse, à mon sens. Cette crémation devait nécessairement fairerenaître la vieille idée de purification : on brûlait aussi mainteschoses quasi spirituelles mêlées aux matériaux encombrants ;des actes, des documents, des traites impayées, des souvenirsvindicatifs avaient leur place dans ces flammes. Des gens passaienten priant au long des bûchers… et c’était un beau symbole : unetolérance plus avisée régnait désormais parmi les hommes, car ceuxqui trouvaient encore leur consolation dans les Fois orthodoxes serendaient à ces assemblées pour prier librement que toute hainedivisant leurs sectes pût être ainsi consumée. Même dans lesbûchers de Baal, aujourd’hui que les hommes ont dépouillé toutehaine indigne, on peut trouver le symbole du Dieu vivant.

Infinie fut la quantité des choses que nous dûmes détruire, lorsde ces gigantesques nettoyages : d’abord, toutes les habitations,tous les édifices du vieux temps ; au bout du compte, nousn’eûmes pas à conserver une construction sur cinq mille de cetteAngleterre d’avant la Comète.

D’année en année, à mesure que nous élevions les demeuresconformes aux besoins rationnels de nos nouvelles famillessociales, nous balayions un lot de plus de ces hideuses etdifformes structures, de ces bâtiments d’habitation construits à lahâte, sans imagination, sans beauté, sans honnêteté, sans confortapproprié, et dans lesquels le vingtième siècle naissant s’étaitabrité. Nous n’épargnâmes – de ces innombrables constructionsgauches et mélancoliques – que ce qui pouvait avoir quelque attraitou quelque intérêt. Évidemment nous ne pouvions porter les maisonsmêmes sur nos bûchers, mais nous y jetions les portes mal jointes,les affreuses croisées, les escaliers, terreur des domestiques, lesplacards humides et noirs, les papiers de tentures infestés devermine et arrachés aux murs écaillés, les tapis imprégnés depoussière et de boue, les tables et les chaises au vilain galbeprétentieux, les buffets, les commodes, les vieux livres saturés depoussière, les ornements sales, pourris et pénibles à regarder,parmi lesquels on trouvait, je me souviens, des oiseaux mortsempaillés. Nous brûlâmes la plus grande partie des édifices privés,avec toutes les boiseries, tous les meubles, hors quelques milliersde pièces d’une beauté remarquable et réelle, desquelles noustirâmes les modèles que nous avons créés depuis ; nousdétruisîmes la presque totalité des vêtements de jadis, et n’enconservâmes que quelques spécimens soigneusement désinfectés qu’onvoit encore dans nos musées.

On ne saurait désormais parler qu’avec une horreur spéciale deces vêtements des temps passés. Les hommes portaient leurs costumespendant plus d’un an, sans le moindre souci d’un nettoyageefficace, si ce n’est un coup de brosse superficiel, de temps àautre ; c’étaient des tissus sombres, aux dessins mêlés, afinde dissimuler l’usure ; ces tissus, feutrés et poreux, étaientadmirablement conçus pour recueillir et accumuler toutes lesmalpropretés ambiantes. Beaucoup de femmes revêtaient des robesfaites des mêmes étoffes, longues, incommodes, traînantinévitablement sur toutes les abominations de nos routesfréquentées par les chevaux. Nous nous vantions, en Angleterre, quetoute notre population fût chaussée ; la laideur de nos pieds,certes, réclamait des chaussures, mais il est aujourd’huiinconcevable qu’on ait pu emprisonner des pieds dans les étonnantesgaines de cuir ou d’imitation de cuir dont on se servait alors.J’ai entendu dire que la déchéance physique remarquée chez notrepeuple pendant les dernières années du XIXe siècle, – due sansdoute à la mauvaise nourriture absorbée, – était attribuable aussi,pour une bonne part, à l’ignominie de la chaussure ordinaire. Lesgens évitaient l’exercice en plein air, à cause de l’usure ruineusede ces instruments de torture qui leur comprimaient douloureusementles pieds. J’ai raconté quel rôle jouèrent mes propres souliersdans le drame misérable de mon adolescence, et j’éprouvai unsentiment de triomphe impitoyable, – comme en face d’un ennemi àterre, – quand j’eus à guider, les uns après les autres, leswagonnets remplis de bottes et de brodequins à bon marché, tout lestock de Swathinglea, pour les déverser dans les hauts fourneaux deGlanville.

Vlan ! Toute cette infecte camelote s’engouffra dansl’orifice du cône, lorsque Beltaine arriva, et le rugissement de laflamme qui les consumait emplit l’air… Plus jamais un rhume nenaîtrait de l’humidité de leurs semelles de carton ; plusjamais un cor ne serait la conséquence de leur formeridicule ; plus jamais un de leurs clous ne blesserait dechair endolorie.

Puis nous eûmes à nous débarrasser des réseaux démodés deschemins de fer à vapeur ; ce furent les gares, les signaux,les barrières, le matériel roulant – tout un système d’appareilsmal conçus, propagateurs de fumée et de bruit, qui, dans l’ancienétat des choses, auraient perpétué, pendant plus d’un demi-siècleencore, cette vieille vie étiolante et obstructive. Nous fîmesensuite la grande récolte des clôtures, des panneaux d’affichage,des palissades, des hideuses baraques en volige : toute la vieilleferraille du monde entier, tout ce qui était empuanti de goudron,les gazomètres et les réservoirs à pétrole, tous les véhicules àchevaux, les camions, les haquets, tout fut démoli et brûlé.

Ce n’étaient là que les matériaux les plus grossiers de cesbûchers de Phénix, qui brûlaient par le monde. Ce n’étaient là queles signes extérieurs et visibles des droits de propriété, descontrats, des dettes, des quittances, des mémoires, des actes, deschartes que nous jetâmes au feu. Un énorme amas d’insignes etd’uniformes, ni assez curieux ni assez beaux pour valoir d’êtreconservés, activèrent le foyer, et, avec eux, tous nos symbolesguerriers, tous nos engins meurtriers, à l’exception de quelquestrophées vraiment glorieux.

Les pseudo-chefs-d’œuvre de nos anciens beaux-arts bâtards,mi-industriels, mi-artistiques, furent condamnés séance tenante :les vastes toiles peintes, barbouillées pour satisfaire le goût denotre bourgeoisie mi-éduquée, jetèrent une grande flamme etdisparurent dans le Néant. Des marbres académiques setransformèrent en chaux utile ; une grossière multitude degroupes absurdes, de statuettes stupides, de faïences décorées, destas de tapisseries, de broderies, de mauvaise musique etd’instruments sans valeur, eurent la même destinée. Des livresinnombrables, des ballots d’imprimés et de journaux, à leur tour,haussèrent les bûchers. Dans les seules maisons particulières deSwathinglea, – dont je jugeais les habitants, apparemment avecraison, totalement illettrés, – nous recueillîmes toute unecharretée d’exemplaires à bon marché des « classiques anglais »,insipides pour la plupart et presque dans leur état neuf… et nouseûmes de quoi surcharger un vaste camion avec les romans à deuxsous, en livraisons usées et maintes fois feuilletées, lavasselittéraire, dégorgement de l’hydropisie intellectuelle de lanation… Et il me semblait, en recueillant ces publications, quenous amassions là plus que du papier imprimé – tout un capharnaümd’idées ratatinées et biscornues, d’incitations basses etcontagieuses, de formules, de tolérances résignées et d’impatiencestupide, tout un lot d’ingénieux paradoxes, certifiant deshabitudes de paresse intellectuelle, toute l’évasive nonchalance dela pensée apeurée… Et j’en éprouvais mieux qu’une satisfactionmaligne, à prêter mon concours à cette besogne.

J’étais si absorbé, disais-je, par ce travail de « boueux », queje ne remarquais pas, comme je l’eusse fait dans d’autrescirconstances, les changements imperceptibles qui modifiaientl’état de ma mère. À vrai dire, je la croyais mieux portante ;elle avait le teint plus animé, elle causait davantage.

La veille de la fête de Beltaine, notre nettoyage de Lowchesterayant été mené à bonne fin, je remontai la vallée jusqu’àl’extrémité de Swathinglea, pour aider au tri d’une faïencerie,dont la principale production avait consisté en ornements decheminées en faux marbre ; il y avait peu à choisir. C’est làque le message de la garde-malade Anna me parvint par téléphone,m’informant que ma mère était morte le matin, soudainement, et trèspeu de temps après mon départ.

Je ne pus d’abord y croire ; cet événement très attendum’abasourdit, comme si je ne l’avais jamais prévu un seul instant.Je continuai mon travail ; puis, mécaniquement, comme mû parune curiosité involontaire, je partis pour Lowchester.

J’y arrivai comme on achevait la toilette mortuaire ; on mefit voir le visage livide et calme de ma vieille mère, si paisible,mais, à mon sens, un peu froid et dur d’expression, changé et peufamilier, parmi les fleurs blanches.

J’entrai seul auprès d’elle, dans la pièce silencieuse, etdemeurai longtemps debout à son chevet. Puis, je m’assis etméditai.

Enfin, cédant à un étrange besoin de silence, avec un abîme desolitude béant devant mes pas, je sortis de cette chambre etredescendis vers la vie, vers un monde aux regards clairs, un mondeactif, bruyant, heureux, et occupé à ces derniers préparatifs de lagrande Crémation du passé et des choses désuètes.

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