Au temps de la comète

6.

Sa maisonnette se trouvait à deux kilomètres par-delà le jeu degolf. Nous gagnâmes la plage et suivîmes, au pied des falaises, lasurface plane du sable, être à trois pattes, titubant, clopinant,dans une danse qui m’épuisait vite ; nous nous reposions alorsquelques minutes. Il y avait, de fait, fracture de la cheville, etMelmont ne pouvait poser le pied sans éprouver une douleurintolérable. Nous ne mimes pas moins de deux heures pour parvenir àsa maison, et nous aurions certainement mis davantage, si son valetde chambre n’était venu à la rescousse. On avait trouvél’automobile brisée et le chauffeur inanimé, à une courbe de laroute, près de la maison, et on avait cherché Melmont de ce côté,sans quoi on nous aurait découverts plus tôt. Pendant les étapes dece long trajet, assis tantôt sur l’herbe, tantôt sur un fragment derocher, tantôt sur une épave, nous avions causé avec la franchisequi convient entre hommes bienveillants, sans réserve hautaine desa part, sans familiarité déplacée de la mienne, comme nous savonscauser aujourd’hui, mais d’une façon qui, somme toute, était laplus inattendue et la plus insolite, jugée d’après les vieillesrègles. C’est lui qui parla pendant presque tout ce temps ;toutefois, en réponse à une question indirecte, et aussi clairementqu’il m’était possible de traduire des passions devenues dès lors àpeu près inintelligibles pour moi-même, je lui narrai commentj’avais poursuivi Nettie et son amant, le revolver au poing, etcomment le brouillard vert m’avait surpris et terrassé. Il hochaitla tête en m’écoutant, comme quelqu’un qui comprend tout, et, parquelques questions brèves et pénétrantes, s’enquit de moninstruction, de mon éducation, de mes occupations. Il avait, danssa manière, quelque chose de volontaire et de réfléchi, avec decourtes pauses, une autorité qui n’admettait ni refus ni délai.

– Oui ! sans doute… Quel sot j’ai été ! – dit-il.

Et ce fut tout jusqu’à notre prochaine étape. Pour ma part, jene percevais pas bien quel rapport pouvait avoir mon histoire aveccette sorte de mea culpa.

– Supposez, – fit-il, en s’affalant sur un brise-lames, –supposez qu’il eût existé un homme d’État… – Il se tourna vers moi.– Si celui-là avait pris sur lui de débrouiller ce fatras dediscordes, s’il avait pris tout cela à pleines mains, comme unsculpteur sa terre, comme un maçon ses briques et son mortier, ets’il en avait façonné…

Il eut un geste de sa large main vers les gloires du firmamentet de la mer, et il reprit bruyamment haleine.

– … s’il en avait façonné quelque chose qui convînt à cecadre !

Et il ajouta, en commentaire :

– Alors, des histoires comme la vôtre eussent été impossibles,voyez-vous… Donnez-moi d’autres détails encore, parlez-moi devous-même… J’ai la conviction que tout cela est aboli et que leChangement est bien définitif. Désormais, vous ne serez plusl’homme que vous étiez. Ce que vous avez fait… importe peu. Nousnous sommes rencontrés, nous que séparait l’ombre qui est derrièrenous. Racontez-m’en davantage.

Je lui narrai mon histoire, aussi simplement et aussifranchement que je viens de le faire.

– Et voilà, – reprit-il, – là où ce semis de petits écueilsdépasse le promontoire, les chalets… Qu’avez-vous fait durevolver ?

– Je l’ai laissé, là-bas, dans les orges.

Il me regarda entre ses cils clairs.

– S’il en est de tous comme de vous et de moi, il y aurabeaucoup de revolvers abandonnés dans les orges aujourd’hui.

Ainsi causions-nous, ce grand homme puissant et moi, avec uneaffection fraternelle si mutuelle qu’il n’était pas besoin del’affirmer par des paroles. Nos âmes se rejoignaient, en pleinebonne foi, et pourtant je n’avais éprouvé jusque-là qu’un sentimentde méfiance alerte pour mes semblables. Je le vois encore, assissur le brise-lames tapissé de mollusques, les yeux fixés sur uncadavre de matelot que la mer venait de rejeter à nos pieds :celui-là avait manqué de peu l’aube du nouveau jour. Maisn’exagérons pas les horreurs du temps passé ; la mort n’étaitguère plus fréquente en Angleterre qu’elle ne l’est de nos jours.Nous reconnûmes le cadavre d’un matelot du Rother Adler, le grandcuirassé allemand, qui était échoué, – nous ne le savions pasalors, – à quelque quatre milles de là, sur la côte, parmi lesdébris de la falaise labourée de projectiles, – masse éventrée demécanique de précision. La marée haute l’avait recouvert etretenait, dans les entrelacs de ferraille, les cadavres de neufcents braves gens, hier encore vigoureux et habiles, capables debelles choses…

Je me rappelle parfaitement le pauvre gars : il s’était noyépendant la période anesthésique du gaz vert. Son jeune visage blondparaissait tranquille et calme ; mais sa poitrine avait étééchaudée par un jet de vapeur, et son bras droit était bizarrementtordu derrière son dos. Cette mort cruelle et inutile avait revêtu,dans l’aube nouvelle, de la dignité et de la beauté. Un même liensignificatif unissait les personnages de cette scène moi, dans mespauvres habits, prolétaire miséreux ; Melmont sous sa coûteusefourrure de chauffeur qu’il n’avait pas quittée, penché sur lebrise-lames primitif vers cette triste victime d’une guerre dont ilétait pour une part responsable.

– Pauvre garçon, enfant que nos erreurs ont envoyé à lamort ! Voyez donc la beauté calme de sa figure… Quelle pitiéd’avoir été sacrifié de la sorte !

Près du cadavre, une étoile de mer, abandonnée par la vague,s’efforçait, de ses lents tentacules, de regagner l’eau et laissaitune légère empreinte sur le sable.

– Plus de ceci désormais, – dit Melmont d’une voix étouffée, ens’appuyant à mon épaule. – Plus de ceci !

Mais la figure de Melmont m’est encore plus présente à lamémoire quand je le revois aussi sur un bloc de rocher crayeux,éclairé en plein par le soleil, et le visage couvert d’une rosée detranspiration. Il prenait à mi-voix des résolutions :

– Il faut mettre fin à la guerre. C’est une stupidité. Avec lenombre de gens capables de lire et de penser, dès à présent, iln’est besoin de rien de pareil. Quelle triste besogne nousaccomplissions, nous, les dirigeants ! Engourdis, comme desgens entassés dans une pièce sans air, trop abêtis, tropsomnolents, trop ignoblement disposés les uns envers les autres,pour que l’un de nous se levât et ouvrît la fenêtre. Dans quelgâchis nous pataugions !

Grande figure puissante, il est demeuré tel, dans ma mémoire,intrigué, émerveillé de lui-même et de toutes choses.

– Pourquoi tant de faiblesse, juste ciel ? – fit-il, avecle même geste large vers l’étendue, et, autour de sa taillegigantesque soudain dressée, un vol de mouettes tourbillonnait,criard, symbole assez exact de notre activité vaine de naguère. Ilparlait avec étonnement des choses abolies.

– Vous êtes-vous jamais figuré la mesquinerie de toute personnemêlée à une déclaration de guerre ? – interrogea-t-il.

Et il fit lui-même la réponse, comme pour se confirmer à hautevoix l’incroyable ; il décrivait Laycock, qui le premierformula la phrase redoutable au Conseil des ministres :

– Gommeux d’Oxford, une taille de nabot, une voix de crécelle,un menu bagage de racines grecques, sot minuscule élevé par dessœurs aînées en adoration devant sa prétentieuse nullité… Je ne leperdais pas de vue, – continua-t-il, – et je songeais que cet ânebâté avait charge de millions de vies humaines… J’aurais mieux faitd’en penser autant de moi-même. Je ne le contrecarrai en rien. Lesatané petit imbécile se démenait jusqu’au cou en pleinetragédie ; il lançait des éclats de voix, et roulait vers nousde gros yeux ronds. « C’est la guerre », proclama-t-il. Richoverhaussa les épaules ; je protestai pour la forme et cédaiaussi… Je l’ai revu depuis, dans mes songes… Quelle bande nousfaisions ! Tous légèrement épouvantés de nous-mêmes…instruments, pour ainsi dire, du hasard. Ce sont des imbéciles decette sorte qui mènent à ceci…

Et, de la tête, il montrait le cadavre.

– Il va être intéressant de voir ce qu’il est advenu du monde, –reprit-il. – Ces brouillards verts… l’étrange substance… Je sais aumoins ce qu’il est advenu de moi… Je suis converti. J’ai toujourseu le sentiment que… mais ceci est de l’imbécillité. Assez debavardage… J’y mettrai le holà.

Il me tendit une main impuissante, faisant signe qu’il voulaitse remettre en route.

– Le holà à quoi ? – questionnai-je, m’empressant à sonaide.

– À la guerre, mon ami, – fit-il de sa grosse voix sourde, ens’appuyant sur mon épaule, mais sans achever l’effort de se lever.– Je vais arrêter la guerre, mettre fin à toutes les choses qui nedoivent plus subsister. L’univers est beau ; la vie est grandeet superbe ; il nous suffit d’ouvrir les yeux pour le savoir.Songez aux merveilles que nous avons traversées, inconscients commeun troupeau de pourceaux dans un parterre de fleurs. Les couleursde la vie, ses sons, ses formes ! Nous avons eu nos jalousies,nos disputes, nos discussions ardues, nos préjugés invincibles, nosactivités vulgaires, nos timidités fainéantes, nous nous sommesplumés à coups de bec, nous avons pollué l’univers… comme descorneilles dans un clocher, comme des volailles dans le sanctuairede Dieu. Ma vie a été une sottise, une mesquinerie, de grossiersplaisirs, un gaspillage… ma vie tout entière. Me voici, pauvreombre noire devant l’aube, être de repentance et de honte. Et, sansla miséricorde divine, j’aurais pu mourir cette nuit… comme cepauvre enfant… dans l’ordure de mes péchés. Plus de toutcela ! Que le monde ait changé ou non, il n’importe. Nous deuxnous avons vu cette aube.

Il se tut un moment.

– Je me lèverai et j’irai vers mon père, – commença-t-il, – etje lui dirai…

Sa voix s’éteignit en un murmure imperceptible, sa main secrispa sur mon épaule et nous partîmes…

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