Au temps de la comète

4.

Pendant la nuit, la fièvre, la douleur physique, la fatigue, etpeut-être aussi l’indigestion de mon souper de pain et de fromage,m’éveillèrent d’un sommeil agité pour me mettre en face de mondésespoir. J’étais une âme perdue au milieu des chagrins, de lahonte, du déshonneur, des mauvais traitements, des ruinesirréparables. Ma rage s’en prit au Dieu que je niais et que jeblasphémais. Ma fièvre, due autant à la surexcitation de mespassions juvéniles qu’à la souffrance et à l’accablement, dressaitdevant moi l’image de Nettie, une image étrangement déformée, et,dans les cauchemars qui m’assaillaient pendant les intervallesd’assoupissement, sa présence dominait ma misère. Son charmephysique, sa grâce et sa beauté m’apparaissaient avec une intensitéexagérée ; elle incarnait mon honneur blessé ; ellerésumait tous mes désirs et tout mon orgueil ; et ce n’étaitpas seulement une perte que d’en être dépossédé, mais un opprobre.Elle me représentait la vie et toutes les joies dont je seraisprivé, et elle narguait en moi un être impuissant et vaincu. Monâme s’élevait vers elle, et, aussitôt, je retombais, la mâchoireendolorie, la tête lourde, foulé dans la boue par mes rivaux.

Ma fureur s’exaspérait en folie ; je grinçais des dents,mes ongles s’incrustaient dans mes paumes, et, si je cessais mesinvectives et mes blasphèmes, c’est que les mots me faisaientdéfaut. Vers l’aube, je quittai mon lit et allai m’asseoir devantla glace, mon revolver à la main. M’étant ressaisi, je replaçail’arme dans un tiroir que je fermai à clef, et, à l’abri de cettesinistre tentation, je m’endormis pour quelques heures.

De pareilles nuits d’insomnie et de misère n’étaient pas raressous le règne du vieil ordre aboli. Dans quelque ville du monde quece fût, pas une seule nuit de l’année ne se passait sans qu’à côtéde gens qui goûtaient le repos bienfaisant du sommeil il y eût ceuxqui veillaient, plongés dans les dernières profondeurs del’affliction et du désespoir. Et c’est par milliers que desmalheureux, assaillis par les déboires et les maux de tous genres,aux confins de la folie, agonisaient au milieu d’un universenténébré et dévasté, et songeaient à se délivrer du poidsintolérable de l’existence.

Le lendemain, je fus en proie à une morne léthargie. Assis dansl’ombre de notre cuisine en sous-sol, le pied bandé, jem’abandonnai à mon rêve éploré et m’essayai à lire parintervalles ; ma visite projetée à Checkshill était devenueimpossible. Autour de moi, ma vieille mère s’occupait, et le regardde ses yeux bruns suivait avec étonnement, sur mes traits, lesombres et les froncements silencieux de mes pensées ; je nelui avais rien raconté de mes aventures, dont elle ne voyait queles effets. Simplement, de grand matin, pendant que je sommeillais,elle avait brossé la boue de mes vêtements.

Ah ! sans doute, aujourd’hui on ne traite plus de la sorteune mère ; cela doit, je suppose, m’être une consolation. Etpuis comment pourriez-vous vous imaginer cette petite pièce sanslumière, sale, sans ordre, avec sa table de bois blanc, son papierde tenture déchiré, les casseroles, les bouillottes groupées sur lepetit fourneau bon marché, mais si peu économique, les cendresaccumulées sous le foyer, le garde-feu rouillé où s’appuyait monpied malade. Vraiment, jusqu’à quel point pouvez-vous même vousfigurer le garnement hâve que j’étais, avec ses traits tirés, sabarbe de deux jours, son cou nu, assis dans un fauteuil au siège depaille, et, active autour de lui, allant, venant, cette petitevieille timide, au tablier sale, rayonnant d’entre ses paupièresplissées le muet dévouement de l’amour maternel.

Sortie dans la matinée pour faire emplette de quelques légumes,elle m’avait rapporté un journal à un sou, comme ceux que j’ai làsur mon bureau, avec cette différence, que la feuille était encorehumide de la presse, tandis que celles-ci, desséchées et raides,craquent sous le toucher ; je possède encore l’exemplaire decet organe, qui s’appelait emphatiquement : le Nouveau Journal,mais ses acheteurs, c’est-à-dire tout le monde, l’appelaient : leBraillard. Ce matin-là, les colonnes étaient pleines de nouvellessensationnelles, sous des manchettes plus sensationnelles encore, àce point que je fus tiré de mes rêvasseries égoïstes par despréoccupations plus générales : il n’était question de rien moinsque de la guerre imminente entre l’Angleterre et l’Allemagne.

De tous les phénomènes monstrueusement irrationnels de l’époquepassée, la guerre fut certainement le plus fou. En réalité, ellefut peut-être moins malfaisante que d’autres maux de ce temps-là,que par exemple l’acquiescement général à la propriété individuelledu sol ; mais l’horreur des effets de la guerre était siclairement perceptible que, même dans ces jours de désordreétouffant, elle scandalisait.

Les guerres modernes n’avaient aucune raison concevable ;les résultats en étaient nuls, hors le massacre et la mutilation demilliers de malheureux, la destruction d’un matériel incalculableet le gaspillage d’énergies inappréciables. La vieille guerre, ditebarbare, avait au moins cet effet que la tribu qui y faisait preuvede supériorité physique et de discipline annexait les terres de savoisine, confisquait les femmes, perpétuant et augmentant ainsi sapropre supériorité, transformant le développement de l’humanité.Hors donc quelques modifications dans le coloris des cartes,quelques émissions de timbres-poste nouveaux et quelques volte-facedans les relations de plusieurs personnalités accidentellement envue, ces guerres dites modernes n’avaient que des effets négatifs.Dans l’une des dernières de ces crises épileptiquesinternationales, par exemple, les Anglais, à grand renfort dedysenterie et d’exécrables couplets patriotiques, et en perdantenviron trois cents hommes sur le terrain, finirent par subjuguerles Boers de l’Afrique du Sud, à raison de quelque trois millelivres sterling par tête, alors que la dixième partie des frais decette folle expédition aurait suffi pour l’achat de gré à gré decet absurde pastiche de nation. Au reste, la substitution dequelques fonctionnaires à d’autres et l’accession au pouvoir d’unnouveau syndicat aussi corrompu que celui qu’il remplaçait furentles seules modifications amenées par cet immense effort. Ajoutons,pour être complet, qu’un jeune homme un peu exalté, habitantl’Autriche, se suicida à la nouvelle que le Transvaal avait cesséd’être une « nation ». Ceux qui parcoururent le théâtre de laguerre, quand tout fut fini, durent reconnaître que la populationn’avait pas changé ; appauvrie sans doute, elle reprenait lecours de ses vieilles habitudes et de ses erreurs, le Noir seterrait dans son kraal misérable, le Blanc dans sa bicoque laide etmal distribuée.

Cependant nous autres, en Angleterre, nous voyions tout cela àtravers le mirage des journaux et sous une lumière de folie. Monadolescence, de ma quatorzième à ma dix-septième année, marcha aurythme de ce grand tumulte futile : les applaudissements, les crisde la foule, les angoisses, les chansons patriotiques, les drapeauxqu’agitaient au vent des mains fébriles, les injustices dont futvictime le généreux Buller, la gloire de l’héroïque Dewet, quitoujours s’échappait (car en cela consistait son héroïsme). Et ilne nous vint jamais à l’esprit que la population totale que nouscombattions était moindre que la moitié de celle qui grouillait icià l’étroit entre les limites des Quatre Villes.

Mais, avant comme après ce stupide conflit, un antagonisme plusvaste prenait corps, s’affirmait lentement, silencieusement, commel’inévitable ; échappant un instant à l’attention publique, ilsurgissait soudain sous une forme plus vive, ou étendait ses effetsà quelque nouvelle province de la pensée : c’était l’antagonisme del’Allemagne et de la Grande-Bretagne.

Il m’est vraiment peu aisé de me faire comprendre. Ce qui futclair et facilement intelligible aux pères de la générationactuelle ne saurait être conçu par celle-ci sans un effortd’imagination rétrospective dont les éléments font défaut.

D’une part, voici quarante et un millions d’Anglais, dans unétat indescriptible d’incohérence économique et morale, et n’ayantni le courage ni l’énergie, voire l’intelligence, d’y porterremède, dans un état que personne n’osait analyser niéclaircir ; et toute l’activité, tous les intérêts de cesAnglais sont inextricablement liés aux états d’incohérence variéede trois cent cinquante millions d’individus épars sur la face duglobe. D’autre part, voici contre nous cinquante-six millionsd’Allemands, dans un état de confusion sociale égal au nôtre…Cependant, les petits êtres bruyants qui rédigeaient les journaux,écrivaient des livres, débitaient des discours, et prétendaientfigurer, en ces temps de démence mondiale, le cerveau del’humanité, – s’ingéniaient à déterminer, déterminaient de fait lesnations à consacrer à la préparation d’une guerre dévastatrice etruineuse leurs communes réserves d’énergies matérielle, morale etintellectuelle. Je suis forcé de vous affirmer ces choses, que vousy croyiez ou non, car elles sont d’une importance essentielle pourl’intelligence de ma narration, et je dois ajouter qu’il ne seserait pas trouvé un homme capable de vous exposer quel bénéficepermanent on tirerait de cette formidable collision, quel profitcompenserait tant de destruction et de souffrances, – quelle quedût être l’issue de la lutte.

Cette obsession guerrière correspondait, dans le microcosmenational, à l’envie haineuse et égoïste qui agitait mon microcosmeindividuel. Par elle, on pouvait mesurer de combien l’émotivitégénérale dépassait l’intelligence commune ; en elle, seretrouvait l’héritage de fureur animale que nous légua la brutedont nous descendons primitivement. De même qu’esclave de mon dépitet de mon ressentiment j’errais, mon revolver au poing, en quêted’on ne sait quel crime vague et indéterminé, de même ces nations,surexcitées et délirantes, parcouraient le globe avec leurs marineset leurs armées formidables, prêtes à en venir aux coups.

Toutefois, elles n’avaient pas même une Nettie comme prétexte.Il n’existait, de part et d’autre, que des griefs illusoires.

Et la presse était l’instrument principal qui entretenaitl’hostilité réciproque de ces deux peuples innombrables. La presse,– ces « journaux » qui nous paraissent aujourd’hui d’aussi étrangesphénomènes que les « nations », les « empires », les « trusts » etles autres monstrueux groupements de jadis, – la presse était unaccident imprévu dans ce développement irrationnel de touteschoses. Elle était survenue, comme la mauvaise herbe dans un jardinabandonné, – comme tout, en somme, était survenu dans notre monde,– parce qu’une claire volonté avait manqué pour faire lever quelquechose de mieux. Vers la fin, la presse était aux mains de ce typede « jeunes arrivistes » sans cerveau, incapables de se rendrecompte que leur travail était sans but, et besognant le néant avecun zèle et un orgueil inconcevables ; car, pour comprendrevraiment cette étrange époque, à laquelle la Comète mit un terme,il faut se la figurer débordante d’énergie vaine et d’une activitéaussi fébrile que futilement dirigée.

Laissez-moi vous expliquer comment se « fabriquait »quotidiennement un journal. Figurez-vous tout d’abord un bâtimenthâtivement construit, d’après des plans conçus plus hâtivementencore, au fond de quelque ruelle infecte et encombrée de chiffonsde papier, dans les bas-fonds du vieux Londres. Avec une vélocitéde projectiles, une nuée d’hommes mal vêtus y entre et ensort ; à l’intérieur, au fond d’une sorte de cuisineinfernale, des machines, sous le pianotage précipité descompositeurs, fondent et classent des caractères de métal ;au-dessus, dans des alvéoles très éclairés, des hommes échevelésécrivent, courbés sur leur papier. La pulsation sonore destéléphones, le cliquetis du télégraphe, la hâte des exprès semêlent au va-et-vient affolant d’hommes en sueur qui serrent despaquets d’épreuves et de copie. Voici maintenant le tintamarre desmachines, les grands cylindres multipliant leurs révolutions, commeatteints à leur tour de folie ; des mécaniciens, qui,semble-t-il, n’eurent jamais le temps de se laver les mains depuisleur naissance, se précipitent, armés de burettes, et le rubanindéfini du papier se déroule avec une rapidité frissonnante. Ledirecteur arrive comme un bolide, sur une auto aux explosionssonores : il a sauté à terre avant que la machine fûtarrêtée ; les mains pleines de manuscrits et de lettres, ils’engouffre dans la fournaise, décidé à talonner son personnel etréussissant, en effet, à se fourrer dans les jambes de tout lemonde. À sa vue, les petits messagers qui attendent sur le banc duvestibule se lèvent et courent çà et là. Animez encore le tableau,en imaginant des collisions, des jurons, un brouhaha assourdissant,une incohérence illimitée. À mesure que la nuit s’avance, tous lesrouages complexes de cette machine folle fonctionnentvertigineusement dans un crescendo de hâte et de surexcitation.Dans les locaux bourdonnants et trépidants, seules les aiguilles del’horloge poursuivent leur course lente et mesurée.

Enfin, le résultat de tous ces efforts va paraître. Sous l’aubegrise, les rues sombres et désertes sont soudain envahies par unflot de voitures au galop et d’hommes au pas de course. L’édificecrache des journaux à chaque issue, des paquets, des rouleaux, destorrents de papier qui sont lancés et attrapés en une sorte dejoute turbulente, et la horde frénétique se disperse aux quatrecoins de l’horizon, comme des semeurs fantastiques. Le bâtiment avomi son activité, qui devient désormais tout extérieure ; lesscribes des petits alvéoles bâillent, descendent de leurs sièges etregagnent leur logis ; les compositeurs s’en vont étirantleurs membres ankylosés, les machines se ralentissent et se taisent: le journal est fait.

On le distribue à présent.

D’immenses ballots encombrent les gares, des trains lesemportent qu’une seconde de plus ils auraient manqués ; enroute, ils se fragmentent, et, sous forme de projectiles, sontjetés au passage sur des quais de gares où avidement on lesrecueille, ils se fragmentent encore en paquets de toutesdimensions, par cent, par dix journaux, par unités enfin. L’aubearrive, sans qu’on le remarque dans le tumulte des crieurs quiparcourent les rues à toutes jambes, glissent leurs journaux dansles boîtes aux lettres, les poussent sous les portes, les disposentà la devanture des kiosques et des étalages. Pendant l’espace dequelques heures, le pays entier est parsemé de feuillesblanches ; des placards sont affichés où des titres énormesvocifèrent, pour l’œil du passant, le mensonge du jour ;hommes, femmes, lisent dans les compartiments des wagons, à latable du déjeuner, dans leurs lits ; des mères, des fils, desfilles attendent impatiemment que le père ait fini ; – desmillions d’êtres, épars sur la surface du pays, lisent, lisent sansdésemparer, ou aspirent fiévreusement à lire – c’est une inondationde papier imprimé. L’océan a projeté son écume dont les blancsflocons ont pointillé la grève, et, avant que la vague se retire,l’écume s’est évaporée, tout cet effort, tout ce paroxysmetapageur, toute cette surexcitation superflue n’est plus que néantet ne fut jamais qu’insanité, sottise malfaisante, force gaspillée,dépourvue de sens et de raison d’être.

C’était une de ces feuilles que je tenais, assis auprès de mamère dans la cuisine en sous-sol, entre le garde-feu où reposaitmon pied et les épluchures de pommes de terre tombant des doigtsactifs de la ménagère. Les en-têtes m’avaient secoué comme unglapissement, et j’en oubliais mes propres malheurs. Ce papierrépandait un miasme de fièvre, le mal me saisit comme il saisissaitles quarante et un millions d’Anglais qu’infectaient ces mensonges.Provoquant au même instant une réaction identique, la feuillesensationnelle dressait, en ligne de bataille debout et face àl’ennemi, toutes ces inconsciences.

La Comète était oubliée ; en vain, à la seconde page, unemanchette énonçait : « Les savants disent que la Comète entrera encollision avec la Terre ; les conséquences en seront-ellesgraves ? » ; nous n’avions d’yeux que pourl’Allemagne ; cette entité malveillante surgissait à mes yeuxsous les apparences d’un empereur corseté, aux moustachesagressives, déployant une envergure héraldique et noire, et munid’un sabre colossal. Cet entêté avait insulté notre drapeau. Lemonstre, à en croire le Nouveau Journal, avait apparu dans notreciel, le geste menaçant, et crachant, sans métaphore, surl’étendard impollué de ma nation. Somme toute, quelqu’un avaithissé un drapeau anglais sur la rive droite d’un fleuve desTropiques, dont je n’avais jamais entendu parler, et un officierallemand ivre, obéissant ou n’obéissant pas à des instructionsd’ailleurs ambiguës, l’avait jeté bas. En suite de quoi, un des siprécieux indigènes de ces régions, indiscutablement sujetbritannique, avait reçu une balle dans le mollet. Les circonstancesde l’incident étaient rien moins que clairement établies ; defait, rien n’était bien établi, si ce n’est que nous n’étions pasdisposés à supporter les outrages de l’Allemagne ; de quelquefaçon que les choses se fussent passées, nous étions décidés àexiger des excuses et une réparation que, de leur côté, lesAllemands n’étaient nullement disposés à nous accorder.

ENFIN ! NOUS AVONS LA GUERRE ! ! !

disait la manchette, et mon cœur bondissait d’un patriotiqueassentiment.

Mon imagination ne me montrait plus que batailles et victoiressur terre et sur mer, bombardements, tranchées, amoncellements decadavres… Ah ! Nettie reculait bien loin de ma pensée.

Le lendemain, toutefois, je me mis en marche vers Checkshill,plein d’un espoir nouveau, tout à moi-même et à mes amours,complètement insoucieux des comètes, des grèves et des guerres.

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