La Vie ambiguë

XI – De Maria Ivanovna Boiarova

(Reçue 16 mai.)

Merci, chère Kitie, pour ta longue et aimablelettre ; la femme, même celle qui, comme toi, est impénétrablepour tous, sent le besoin de pouvoir parler à quelqu’un à cœurouvert, et qui choisirais-tu, sinon moi, qui t’adore depuisl’enfance ? Mais pourquoi me recommandes-tu ladiscrétion ? De moi je peux dire tout ce que tu veux ;mais, en ce qui te concerne, je sais me taire ; je n’ai pasd’archives, et aussitôt que tes lettres sont lues, je les déchire.J’ai à te raconter des choses joyeuses et des choses tristes.Premièrement, chez nous il y a eu encore un drame de famille. Enregardant les cahiers de classe de Mitia, Hippolyte Nicolaievitch asans doute regardé aussi dans le bureau du précepteur et a trouvéun message en vers dans lequel Vassili Stepanitch me faisait unedéclaration d’amour. Je crois qu’il ne se serait jamais décidé à medonner ces vers : et il les aura écrits pour son propreplaisir ; mais il a eu la sottise de placer mes initiales entête. Naturellement, Hippolyte Nicolaievitch a eu tout de suite unsoupçon, a chassé le précepteur en lui ordonnant de quitter lamaison d’ici une heure ; après, il est venu me faire unescène. J’étais encore au lit, et, dans le sommeil, je fus effrayéeen pensant qu’il avait découvert quelque chose de Kostia ;mais, quand il commença à lire les vers criminels, je ne pusm’empêcher de rire. Quels sont ces vers, tu peux en juger par ladernière strophe :

Rejette ce velours, ces blondes.

Entends, entends mon amour ;

Et devant la puissance de la nature,

Incline la tête.

Comme je n’ai pas supplié HippolyteNicolaievitch de faire la paix avec le précepteur, il est restéinflexible en disant que la poésie a une dangereuse influence surle cœur faible de la femme. Je crois que dans le monde entier iln’y a pas encore d’exemple d’une femme qui ait trompé son mari pourdes vers, surtout pour des vers de ce genre où il y a les blondes…et pourquoi lui fallait-il « ces blondes » ? je n’enporte jamais ! Craignant que, dans « ses principes d’unesage économie », Hippolyte Nicolaievitch n’ait lésé leprécepteur, je lui ai envoyé, par Mitia, un paquet contenant del’argent, mais il me l’a renvoyé immédiatement et m’a écrit qu’ilconserverait toute sa vie le plus pur souvenir de moi. Je leplains.

Vassili Stepanitch disait parfois de grandesabsurdités ; il a écrit de mauvais vers, mais c’était un bongarçon. Kostia le regrette aussi, parce que maintenant il n’a pluspersonne à détruire, à renverser après le dîner ; mais Kostiaest un tel conservateur qu’il compte même mon mari comme unlibéral, et il m’a déclaré qu’il fallait le courber en corne demouton ; ce corne de mouton lui a tant plu qu’il l’arépété cinq fois en ajoutant que c’est un superbe calembour ;moi, je n’ai pas du tout partagé cette opinion : lesgrossières plaisanteries de Kostia me déplaisent depuislongtemps ; cette fois, j’ai commencé par me taire, et enfin,j’ai perdu patience et nous nous sommes querellés sérieusement. Ilfaut te dire qu’à la soirée de Sophia Alexandrovna j’ai rencontréton mari : il venait d’un dîner quelconque et était trèsélégant et très rajeuni ; il avait les cheveux coupés trèsras, ce qui lui va très bien ; ainsi le gris disparaît. Ils’est assis près de moi et a commencé àme faire vraiment lacour : cela m’amusait ; mais tout à coup Kostia atellement froncé les sourcils et a commencé à me lancer des regardssi féroces, qu’ayant peur d’un scandale, je me suis hâtée departir. Le lendemain, en plaisantant, j’ai grondé Kostia pour unetelle mimique ; mais lui, très sérieusement, a commencé àm’accuser de coquetterie et a terminé en me disant que je suis unefemme « prête à se pendre au cou de n’importe quelcivil ». Je n’ai pu en supporter tant et lui ai dit tout ceque j’avais sur le cœur depuis ces derniers temps ; il s’estfâché et m’a quittée sans me dire adieu. Moi, toute la nuit, j’airéfléchi : Quelles pauvres créatures sont les femmes ! eneffet, qui aimons-nous, à qui sacrifions-nous tout ? Le matin,je me suis très fermement décidée à rompre avec Kostia, et, s’ilétait venu ce jour-là à son heure habituelle, je te jure quemaintenant tout serait fini entre nous. Mais il a été retenu parquelque chose et n’est venu ni le matin, ni au dîner : alorsje me suis imaginée que lui me laissait et qu’il nereviendrait plus. Cette pensée me sembla si outrageante qu’aussitôtaprès le dîner je lui écrivis, lui demandant de venir pour uneexplication décisive ; mais on ne le trouva nulle part et lebillet revint chez moi à neuf heures. Je devais aller chez laprincesse Krivobokaia, mais je n’ai pas eu la force de m’habilleret je suis restée toute la soirée dans le petit salon, en proie àun cruel abattement. Toute ma fureur, tous mes plans décisifs s’enallaient en fumée, je n’avais qu’un seul désir : le voir pourune seconde, voir que nous ne sommes plus en querelle. Enfin, àminuit, j’entendis un fort coup de sonnette : ce ne pouvaitêtre que lui ou Hippolyte Nicolaievitch qui, quelquefois, me faitde ces surprises et rentre du club avant deux heures. J’étaishaletante d’anxiété ; mais qu’ai-je éprouvé quand j’entendisle pas de Kostia dans le salon, quand je vis ce beau visagesouriant d’un sourire coupable…

Tu sais, Kitie, pour de tels moments, on peutbeaucoup souffrir et tout pardonner. Ne me gronde pas, maisplains.

Tapauvre MARY.

P.-S. – Pétersbourg est vide, presque tout lemonde est parti. Après-demain, nous partons pour Peterhoff.J’espérais toujours qu’Hippolyte Nicolaievitch se ferait prodigueet prendrait une grande villa près de la tienne ; mais,hélas ! pendant qu’il réfléchissait et comptait, on l’alouée ; la conclusion est que je vivrai très loin de toi, dansle vieux Peterhoff, et nous paierons 300 roubles plus cher :ce sont « les principes d’une sage économie ! »

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