La Vie ambiguë

XLVII – De la Princesse Krivobokaia

(Reçue le 12 février.)

Chère Comtesse,

De joie, je ne puis dormir ; je me suislevée du lit, j’ai allumé les bougies, et je viens partager monbonheur avec vous. À l’instant, en rentrant de la folle journée,Nadenka m’a déclaré qu’elle s’est fiancée à Kostia Névieroff.Demain, à une heure, il viendra chez moi faire la demande.Jusque-là je ne dormirai pas, d’impatience. Aujourd’hui encore,quand je vous l’ai montré pendant la mazurka, vous avez haussé lesépaules, en disant : « Mais non, mais non… » Ainsi,chère comtesse, vous êtes beaucoup plus sage que moi, mais vousvoyez que, dans certains cas, le cœur est plus perspicace quel’esprit, surtout un cœur maternel qui souffre d’une longueattente.

Sans doute, à bien regarder et sans partipris, on ne peut dire qu’il soit pour Nadenka un très brillantparti : il a un nom de la vieille noblesse, mais pas trèsillustre, et n’a aucune parenté. J’ai connu la mère dans sajeunesse : elle était déjà un peu légère ; mais, quandelle eut jeté son bonnet par dessus les moulins, je cessai de lavoir. Maintenant, c’est une femme pieuse et honorable. L’archevêqueNicodime la connaît bien : sa fortune est très grande, mais onne sait pas encore ce qu’elle donnera à ses fils. En automne, elleles a appelés pour le partage de ses biens ; mais elle aréfléchi et a ajourné le partage. À vrai dire, dans mon futurgendre, je vois deux qualités : il a une corpulence d’athlèteet danse admirablement ; le reste, nous n’en parlerons pas,bien que Nadenka m’ait bourdonné dans la voiture : « Ilest très, très spirituel ; il le cache exprès à tous ;mais, à moi, il l’a montré. » Grâces soient rendues à Dieuqu’il le lui ait montré ! Si ce Névieroff était plus âgé etqu’il eut fait la cour à l’une de mes filles aînées, je lui auraismontré la porte ; mais pour Nadenka il est suffisant. Elle a –maintenant on peut déjà dire la vérité – non pas vingt-quatre ans,mais vingt-six et plus ; et puis, tout mariage est uneloterie : ainsi quels bons fiancés étaient mes quatregendres ! pourtant je ne puis m’entendre avec eux. Peut-êtrem’entendrai-je avec celui-ci, qui est le pire.

Bien que le carême soit déjà commencé, je neme sens pas la force d’ajourner l’annonce d’une si bonnenouvelle : aussi je vous prie instamment de venir chez moiavec le comte, mardi, à sept heures, pour le dîner de carême. Nousboirons à la santé des fiancés, – le champagne n’est pas gras. Audîner, vous verrez comme Piotre Ivanovitch sera charmant etaimable. Ce mystère vous étonnera sans doute :l’explication ? c’est que je lui ai promis de payer toutes sesdettes pour la troisième fois, aussitôt que Nadenka seraitfiancée.

Donc, au revoir, chère comtesse.

Votre bien dévouée,

E.KRIVOBOKAIA.

P.-S. – Votre amie Maria Ivanovna serapeut-être mécontente de ce mariage ; mais qu’y faire ? onne peut contenter tout le monde.

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