La Vie ambiguë

9 avril.

Je vais de plus mal en plus mal. À présent, aulieu d’un médecin, j’en ai deux : Féodor Féodorovitch m’aamené son ami Anton Antonovitch, un « spécialiste ». CetAnton Antonovitch est aussi maigre et aussi sombre que FéodorFéodorovitch est gros et bruyant. Quelle maladie ai-je au juste,ils ne me le disent pas, mais ils ont parlé latin devant moi, uneheure entière, en me palpant. Je trouve cela très indiscret et, deleur part, très imprudent ; ils sont convaincus sans doute queje ne sais que deux ou trois mots de latin ; mais j’en sais unpeu plus, et l’un de mes collègues de l’École militaire estaujourd’hui l’un des premiers latinistes d’Europe.

La conséquence immédiate de la venue d’AntonAntonovitch fut une quatrième drogue encore plus énergique. Ellefit d’abord quelque effet et, grâce à elle, je puis continuer monjournal, ce que je ne pouvais faire, ces jours derniers, à caused’une grande faiblesse. Ce journal est la seule joie de mavie : tout le reste m’est défendu ; heureusement queFéodor Féodorovitch ne sait pas que j’écris : sinon il nemanquerait pas de s’y opposer. En effet, il m’a tout défendu :je ne puis ni boire, ni manger, ni fumer, ni lire, ni recevoird’amis ; le nouveau médecin me disait même avectristesse : « Tâchez de moinspenser » ; mais c’est assez difficile quand onne dort pas.

Grâce à une protection spéciale du docteur,Maria Pétrovna a ses entrées chez moi. Hélas, hier, elle m’a vu enrobe de chambre, et elle s’est souvenue, sans doute, d’OssipVassiliévitch d’impérissable mémoire !

C’est étrange comme la question de la mort m’aintéressé depuis ma plus tendre enfance. Alors déjà, la penséeseule de la mort m’effrayait, la mort d’une personne que jeconnaissais un peu me privait pendant plusieurs jours d’appétit etde sommeil. De longues années se passèrent avant que je pussem’habituer à cette idée, pourtant très répandue : que tous leshommes mourront, méchants et bons, riches et pauvres, vieux etjeunes ; c’est la seule égalité que l’homme puisse atteindre.Mais de la pensée que tous les hommes mourront à celle que moi, jemourrais, il y a encore une grande distance. À cette pensée-ci j’aiseulement réfléchi hier. Je ne puis dire que j’aie très peur de lamort ; et, d’ailleurs, pourquoi craindre un sort qui frappetout le monde imperturbablement.

J’avais un ami qui avait très peur de mouriret qui vivait de la façon la plus régulière ; jamais il nemangeait à dîner une bouchée de plus que la veille ; jamais ilne se couchait cinq minutes plus tard ; les diverses allées deson jardin étaient mesurées exactement, et le matin, en faisant sapromenade, il touchait du pied le vieil arbre où commençait l’alléepour compter le nombre de tours qu’il faisait. Malgré toutes cesprécautions, il est mort à moins de quarante ans.

Ma tante Avdotia Markovna riait beaucoup decette peur qui ne le quittait pas. « N’est-ce pas stupided’avoir si peur ? disait-elle sans se gêner. Quand tu pars deMoscou pour Pétersbourg, tu te déshabilles et te couches dans lewagon et tu t’éveilles à Pétersbourg ; la mort c’est la mêmechose : nous nous endormons ici et nous nous éveillonsailleurs. » Elle-même ne craignait rien, ne prenait aucuneprécaution, et elle a vécu jusqu’à l’âge de quatre-vingt-cinqans.

Les hommes qui veulent cacher qu’ils ont peurde la mort disent que ce n’est pas la mort qui les effraie, maisles souffrances qui la précèdent ; ils aiment à répéter le motsi connu : « Ce n’est pas la mort qui m’effraie, c’est demourir. » Distinction tout à fait vaine. Les souffrances neviennent pas de la mort, mais des maladies, qui, parfois, nefinissent pas par la mort. Beaucoup de médecins me l’ont dit et jel’ai vu moi-même à la mort de mon unique et bien-aimé frère :quelques heures avant qu’il mourût, sa respiration était régulière,son visage calme, si bien qu’un rayon d’espoir entrait en moi, et,au moment même de la mort, il me jeta interrogativement un regardconsterné. Son visage conserva même cette expression jusqu’aumoment où je lui fermai les yeux. J’ai songé à lui demander :« Qu’y a-t-il qui t’étonne, mon pauvre Sacha ? est-ce ceque tu vois, ou es-tu étonné de n’avoir rien vu ?

Je suis croyant, – pas assez : j’ai lules principales œuvres des matérialistes, – sans me laisserabsolument convaincre. Mais je me suis rendu compte que, dans lefond de chaque âme humaine, se cache la pensée que notre existencene peut cesser. C’est une voix intérieure, timide, faible ; onpeut la dominer facilement par le raisonnement, mais on ne peutl’étouffer ; parfois elle se hausse et les hommes luiobéissent inconsciemment, presque contre leur volonté. Pourquoiallons-nous aux enterrements et aux messes mortuaires ? Je neparle pas des enterrements mondains où l’on va pour les parents dudéfunt et quelquefois pour se distraire. Un jour, Maria Pétrovnas’attristait de n’avoir pas su à temps la mort d’une de ses amieset de n’avoir pu assister à la messe. Pour la consoler, je lui disqu’elle irait aussi bien à la messe un autre jour, « Oh !ce n’est pas la même chose, me répondit-elle naïvement ; c’està la première messe qu’il y a toujours le plus de monde. »Mais il est arrivé à chacun de nous d’aller aux messes d’uncélibataire sans parents et où nous ne pouvions espérer rencontrerpersonne. J’ai toujours fait mon possible pour assister à desmesses de ce genre, me disant que j’étais obligé de payer unedernière dette… à qui ? Payer une dernière dette au défunt,cela n’a pas de sens, puisqu’il ne vous verra pas. Mais une voixintérieure me disait que le défunt verrait et apprécierait ladémarche. Cette voix parle plus haut encore quand je pense à monpropre service funèbre. Je me représente très vivement toute lacérémonie : je vois entrer des hommes, j’entends leursconversations, je distingue les marques de la sincérité ou del’indifférence sur les visages ; mais il y a une chose que jene puis deviner : d’où verrai-je tout cela ?D’où, c’est le problème dont la solution a tourmenté ettourmentera toujours les hommes, ceux qui sont instruits comme lesignorants. Hamlet dit : « Mourir… dormir… Dormir… rêverpeut-être. ». Mais quel rêve ? voilà la question.

Avdotia Markovna qui, sans doute, n’avaitjamais lu Shakespeare, employait la même comparaison, maisformulait sa pensée plus clairement.

Chose remarquable, la science, qui adécidé ; une fois pour toutes qu’après la mort il n’y a rien,s’efforce cependant, de temps en temps, de soulever le bord duvoile qui couvre le grand secret. Pourquoi tant de savants connusfont-ils du spiritisme ? Qu’est-ce qui les intéresse ?est-ce la magie seule ?

Du spiritisme, ma pensée est alléenaturellement aux défunts, je me suis remémoré toutes les personnesque j’ai connues, et le résultat, c’est que la plupart sont déjàdans la tombe. Eh bien ! le temps est venu pour moi d’allerles rejoindre ; mais je voudrais mourir en pleineconnaissance, je voudrais savoir que je meurs et, une dernièrefois, m’observer attentivement. Ce désir sera-t-il réalisé ?c’est douteux. Peut-être mourrai-je au moment où l’on essaiera deme convaincre que je suis tout à fait guéri. Pourquoi cellemisérable comédie, pourquoi ce dernier et inutilemensonge ?

Évidemment je touche à la fin ; ma têteest encore assez solide, mais les forces s’en vont de jour en jour,et les souffrances, la nuit surtout, sont insupportables. À peinesuis-je assis à ma table que déjà ma main a de la peine à tenir laplume. Ce matin, Maria Pétrovna m’a conseillé de me faireadministrer, et Féodor Féodorovitch me propose pour demain uneconsultation de médecins. Naturellement j’ai dit oui à tout. L’uneet l’autre m’affirment que je suis hors de danger et qu’ils ne fontleurs propositions que pour me tranquilliser. Après leur départ onm’a remis quelques cartes de visite. Sur l’une j’ai lu :Comtesse H.-P. Zavolskaïa. Cette carte à elle seule est mon arrêtde mort : Hélène Pavlovna ne viendrait pas chez moi s’ilrestait le moindre espoir de me sauver ; sa visite n’estqu’une réconciliation in extremis.

Allons il est temps de faire manécrologie.

« Il y avait une fois un homme que sesamis appelaient Pavlik Dolsky. De sa vie il ne fit rien departiculièrement méchant, mais il n’y avait pas en lui grand’chosede bon. À vrai dire, c’était un homme assez nul, et pourtant ilaura occupé une place assez marquante. Son cerveau travaillait, soncœur battait fort et ardemment ; il aura beaucoup pensé etsenti, souvent désiré et espéré et, plus souvent encore, souffertet erré. Son grand malheur fut de ne rien faire et de se croirejeune trop longtemps. Quand il s’en fut rendu compte et qu’ilvoulut rendre sa vie un peu plus raisonnable, on lui dit :« Non, il est trop tard, tu as passé le temps d’aimer commecelui de penser, de désirer, d’espérer, de te tromper. Peut-êtresouffriras-tu encore un peu, mais pas longtemps, puis tudisparaîtras. » Je ne sais ce que pensent les autres, mais moije plains ce pauvre Pavlik envoyé en ce monde sans son consentementet renvoyé malgré lui.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer