La Vie ambiguë

XLVI – De Marie Ivanovna Boiarova

(Reçue le 2 février.)

Voilà plus de deux semaines que je ne t’aivue, ma chère Kitie. Sans doute, je n’ai pas de reproches à tefaire : je sais combien tu es occupée par les réceptions etles affaires de la Société qui, sous ta direction, commence, il mesemble, à être utile ; mais, quand même, si tu trouves unmoment, viens voir la malade : ce sera une bonne action ;je suis encore très faible.

Je ne vois presque jamais Kostia. J’ai essayéde suivre ton conseil : la dernière fois qu’il est venu chezmoi, je ne lui ai rien demandé, ne lui ai fait aucun reproche et mesuis efforcée d’être gaie… et quoi ! il est parti. Une semaineest déjà passée, et je n’ai aucune nouvelle de lui, et même, dansl’« ordre », son nom n’a pas figuré une seule fois. Non,Kitie, en tout cela, il n’y a nulle faute de ma part. Auparavant,quand je l’agaçais, même quand nous nous querellions jusqu’auxlarmes, il revenait le lendemain. Il s’est passé quelque chose quej’ignore, et chaque jour emporte un peu de mon bonheur. Je senscela depuis très longtemps, depuis son retour de la campagne. Turiras de ma comparaison poétique et m’appelleras de nouveau lamadame de Girardin russe, mais pour moi le bonheur se présente sousla forme d’un très bel oiseau : l’oiseau jadis planait, mais,depuis, il n’est pas de jour où on ne lui ait arraché de l’ailequelque plume, – de sorte qu’il vole plus bas, plus bas, et bientôtcessera tout à fait de voler.

Les fêtes de Carnaval commenceront dans deuxjours. J’ai reçu une masse d’invitations, mais je n’irai nulle partet garderai mes forces pour la folle journée : j’espère qu’onm’invitera comme les années précédentes. Je ne sais pourquoi, maisje veux absolument aller à la folle journée ; peut-être est-ceparce que c’est le dernier bal de la saison, et que je ne vivraipas jusqu’à la saison prochaine. Peut-être regarderai-je pour ladernière fois tout cet éclat, ce tapage – que j’ai tant aiméautrefois, et après… qu’y aura-t-il après ? c’est horrible àpenser. Je ne m’attends pas à une mort prochaine, en somme ;je n’ai aucune maladie grave, et cependant j’ai le pressentimentque quelque chose se brisera en moi, et qu’après il n’y aura plusrien ; ma vie est peut-être semblable à cet oiseau dont jet’ai parlé : il me semble qu’à elle aussi il ne reste pasbeaucoup de plumes. Aujourd’hui, je me suis réveillée bien portanteet gaie comme je ne l’avais pas été depuis une année. Ma premièrepensée, comme toujours, a été pour Kostia : j’ai regardé lapendule, – dix heures. Il viendra, pensai-je, dans deux heures etquart. Cet état a duré un moment ; puis j’ai réfléchi et j’airessenti une terrible amertume : je me suis accoudée sur lescoussins et suis restée longtemps ainsi, les yeux fermés. Jevoulais me cloîtrer pour toute la journée, ne voir personne ;mais le docteur est venu, et j’ai dû me lever ; puis, quelquesvisiteurs dénués d’intérêt sont arrivés ; peu avant le dîner,la baronne Vizen était là, porteuse d’un lot de potins. Elle araconté très plaisamment combien nos dames ennuient l’archevêqueNicodime, qui ne sait où les fuir : ce pauvre archevêque, –Anna Mikhailovna l’a consulté sur la toilette de ses filles, laprincesse Krivobokaia lui a demandé s’il n’existe pas quelqueprière spéciale pour hâter le mariage des filles ; NinaKarskaïa l’a invité à un dîner où il n’a rien mangé, parce que toutle repas était gras, etc., – tout dans le même genre. Ces sottisesm’ont distraite un peu. Puis, ce fut l’heure du dîner : àtable, Hippolyte Nikolaievitch a, de temps en temps, jeté sur moiun regard sévère, expérimenté : il ne sait de quoi ils’agit ; mais, en tous cas, il regarde sévèrement. Ensuites’est écoulée une longue et triste soirée. J’ai eu le faible espoirque Kostia viendrait : personne n’est venu ; enfin, lesenfants ont été se coucher, Hippolyte Nikolaievitch s’est rendu auclub, et, restée seule, je trouve la consolation de bavarder avectoi. Je t’écrirais longtemps encore, mais de nouveau je sens desfrissons et j’ai la tête en feu. Viens me voir demain, si tu lepeux ; je n’ose pas te prier à dîner, mais pourtant si tuvenais dîner, comme j’en serais heureuse ! Ne m’abandonne pas,ma chère, ma bien bonne Kitie ! Si tu savais à quel point jesuis seule et misérable ! À toi, comme toujours.

MARY.

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