La Vie ambiguë

22 février.

En dépit des appréhensions et desavertissements de mon spirituel Esculape, je me porte mieux quejamais. Je passe toutes mes journées chez Maria Pétrovna, et je mesens aussi jeune que Michel Kozielsky. Parfois il me semble que jesuis encore page, que je n’ai jamais été ni officier, ni arbitre,ni chambellan, que tout cela n’est qu’un rêve absurde dont je viensde m’éveiller.

Lydia est de plus en plus charmante etgentille ; elle a fait de moi son second adjudant et je suisheureux de faire ses commissions. Mon rôle consiste à prendre desloges, organiser des parties de plaisir, attendrir Maria Pétrovnaquand il y a une permission délicate à obtenir. Le cercle de mesconnaissances est tout à fait changé. Je fais des visites à la mèrede Sonia Zebkina et au père de la cousine Katia. Surtout je suistrès lié avec toutes les gouvernantes. Grâce à celle de la cousineLise, je me suis fait inscrire à une société de bienfaisance deLausanne ; et pour la gouvernante de Sonia troisième (j’oublietoujours son nom), j’ai commencé à collectionner des timbres-poste.Même la glaciale miss Take aux longues dents veut bien se dégelerun peu pour moi et me confier ses secrets de famille ; il estvrai que je garde pour elle des bouts de cigare qu’elle envoiechaque mois en Angleterre par l’intermédiaire de son ambassade. Demes anciennes connaissances je ne fréquente plus que la princesseKozielskaïa. Hier, j’ai dansé chez elle ; il y avait un bienjoli bal blanc ; inutile de dire que Lydia était la reine dubal et qu’elle mena tout. Sur son ordre, je me suis occupé desdanses, et je puis dire sans vanité que je m’en suis très bientiré, selon la mode du bon vieux temps ; c’était autrefois maspécialité. Comme la cousine Lise est très laide et reste souventsans cavalier, j’ai dû danser avec elle deux quadrillesconsécutifs, mais j’ai dansé la mazurka avec Lydia. On ne s’arrêtepas de l’inviter, et c’est à peine si je pouvais lui parler, maisje suivais chacun de ses mouvements, et j’étais heureux de la voirrevenir vers moi aussitôt libre. La soirée a été tout à faitréussie ; mais, en prenant congé de moi, la princesseKozielskaïa m’a étonné par trop de reconnaissance pour monconcours. « Merci, merci, cher Pavlik, répéta-t-elle plusieursfois, vous avez dansé comme un ange ; laissez-moi vousembrasser pour cela. » Et elle appuya sur mon front ses lèvresgrasses. C’est fort aimable à elle, mais c’est trop : qu’ya-t-il de singulier à ce que j’aie dansé au bal ? En mêmetemps que moi sont sortis deux officiers de la garde et elle ne lesa pas du tout remerciés ! En général, les conceptions de laprincesse sont étranges : « Vous avez dansé comme unange ! » Où a-t-elle lu que les anges dansent ?

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