La Vie ambiguë

VII

Le cadre de mes souvenirs s’élargissait.Devant moi passaient des pays lointains oubliés depuis si longtempsqu’il me semblait ne les avoir jamais vus ; des forêtssauvages et des luttes gigantesques dans lesquelles aux hommes semêlaient des animaux. Mais c’étaient de vagues croquis, sans aucuneimage précise. À travers ces tableaux circulait une petite fille enrobe bleue, qui depuis longtemps m’était connue. Durant ma dernièreexistence, elle m’était rarement apparue en rêve, mais toujours cesrêves m’avaient semblé de mauvais augure. Elle avait dix ans ;elle était maigre, pâle, pas jolie, mais ses yeux étaientremarquablement noirs et profonds, et leur expression n’avait riend’enfantin. Parfois ils exprimaient une telle angoisse qu’àrencontrer son regard je m’éveillais immédiatement inondé d’unesueur froide et le cœur battant. Il m’était impossible de merendormir, et, pendant plusieurs jours, je restais étrangementnerveux. Maintenant je suis convaincu que cette fillette a existé,que je l’ai connue jadis ; mais qui était-elle ? Mafille, ma sœur ou une étrangère, et pourquoi ses yeux navrés d’unesouffrance surhumaine ? Quel bourreau avait torturé cetteenfant ? Moi peut-être, et cela eût expliqué pourquoi sonapparition, dans mes rêves, revêtait le caractère d’une punition.Chose étrange, de tous mes souvenirs, aucun n’était gai, mes yeuxspirituels ne voyaient que des pages de douleur et de cruauté. Il ya eu sans doute dans mes existences des jours joyeux, mais en trèspetit nombre, faut-il croire, puisqu’ils ont disparu, enfouis dansun océan de souffrances, et si c’est ainsi, pourquoi ? On nepeut admettre que la vie soit faite pour la seule souffrance ;elle doit avoir quelque autre but ; mais le connaîtrai-jejamais ? Au prix de cette ignorance, mon état actuel,c’est-à-dire l’immobilité et la tranquillité absolue, devrait mesembler le bonheur, et pourtant, dans tout ce chaos de souvenirsindécis, de pensées éparses, je sentis s’affirmer en moi unsentiment étrange et qui m’attirait encore dans ces régions deténèbres et de douleur d’où je venais de sortir. Je voulus résisterà cette attirance, mais elle se fortifia, vainquit tous mesarguments, et enfin se manifesta à nu comme le désir passionné etincoercible de vivre.

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