La Vie ambiguë

LIV – De Maria Ivanovna Boiarova

(Reçue le 15 mars.)

Depuis plus d’un mois je voulais t’écrire, machère, ma charmante Kitie, et chaque fois la plume me tombait desmains. J’ai beaucoup réfléchi, ces derniers temps ; je veux tedire tout, et je ne sais par où débuter. Aujourd’hui, enfin, j’aiquelque force. Je commencerai par te remercier de tout cœur. Tum’as absolument sauvée en démontrant à mon mari qu’il fallaitimmédiatement quitter Pétersbourg et aller à la campagne ;cela prouve que tu me connais bien, et que tu comprendsparfaitement ce monde dans lequel nous vivons. En effet, queserait-il advenu de moi si j’étais restée à Pétersbourg ? Secacher de tous, c’était impossible, et recevoir des amies quiseraient venues chez moi sous couleur de s’informer de ma santé,mais, en réalité, pour voir combien je souffre, entendre leurscondoléances hypocrites et leurs allusions empoisonnées… tu sais,trois jours d’une telle vie, c’était assez pour me rendrefolle.

Je ne t’écrirai rien de notre voyage, de notreinstallation à la campagne et de ma santé : HippolyteNikolaievitch a sans doute été chez toi et t’aura tout raconté endétail. Je dois rendre justice à Hippolyte Nikolaievitch : ila été constamment très délicat et très bon avec moi ; il m’asoignée comme une vraie Sœur de charité, et, bien qu’il aitprobablement tout compris, il n’a fait aucune allusion ;seulement, le jour de son départ il m’a dit, comme enpassant : « N’écrirez-vous pas quelques mots à laprincesse Krivobokaia ? Il faut que vous la félicitiez dumariage de sa fille. Je lui porterai moi-même votre lettre. »Et, obéissant, je me suis assise à la table à écrire et j’aifélicité cette mégère en ces termes : « Je fais des vœuxbien sincères pour le bonheur de Nadine. » Je te jure, Kitie,que j’ai menti pour la dernière fois.

Mais peut-on vivre dans le monde et ne pasmentir ? Je ne puis même me présenter une vie absolumenthonnête et droite dans ce milieu de duplicité et de mensonge. Cespensées me passaient par la tête autrefois déjà, mais le bruitcontinuel de la vie mondaine étouffait la voix de la conscience,tandis qu’aujourd’hui je vois cela clairement. Ne pense pas quej’accuse le monde pour me justifier ; même avant que ma vie sefût remplie de brouillard, je ne trouvais pas que je fisse bien. Lejour de la Sainte Catherine, après ton grand dîner, je suis alléechez une autre personne dont c’était aussi la fête : chez labaronne Vizen. Aussitôt entrée, la société m’a étonnée :c’était sans doute un pur hasard, mais nous étions sept ou huitfemmes ayant chacune une liaison mondaine, et chacune savait que cedétail était connu des autres ; les hommes présents étaientégalement au fait, sans doute, sauf peut-être un diplomate étrangerquelconque, et encore je ne répondrais pas de son ignorance, carles diplomates qui fréquentent chez la baronne connaissent tout. Ilsemble qu’il n’y eût pas là de quoi être bien fière, et cependantavec quelle fierté nous nous sommes saluées, et comme le ton del’entretien était élevé ! Avec quelle sévérité avons-nous jugéles personnes de notre monde, et avec quel mépris avons-nous parlédu reste de l’humanité ! Entre autres, on s’est entretenu decette pauvre fille… tu sais, la lectrice d’Anna Mikhailovna, quis’est perdue par amour pour le fils d’Anna. Mon Dieu ! queltonnerre d’indignation est tombé sur cette malheureuse ! et laplus indignée, celle qui cria le plus, fut Nina Karskaïa que, troismois avant, personne à Pétersbourg ne voulait recevoir.

Moi aussi, j’ai fait une phrase quelconquedans le ton général, mais aussitôt j’ai senti que je n’avais pas ledroit de parler ainsi, et longtemps après, cette phrase me pesa surla conscience, et j’ai rougi depuis, chaque fois que je me la suisrappelée.

Un jour, j’ai communiqué quelques-unes de cespensées à Hippolyte Nikolaievitch. Il m’a dit : « Vousvous trompez en croyant que le mensonge et l’hypocrisie soientparticuliers à notre société ; ces vices appartiennent àtoutes les sociétés et à tous les peuples. » C’est trèspossible ; mais moi, je ne connais pas les autressociétés ; je parle de la nôtre, que je connais bien ; etsi vraiment les autres hommes ne sont pas meilleurs que nous, on nevoit pas que de ce fait nous ayons le droit de les mépriser.

Mais le monde est non seulement hypocrite etmenteur, il est encore cruel et sans pitié. Notre ancien précepteurVassili Ivanovitch m’a expliqué la théorie d’un savant très connu,d’après laquelle tout dans la nature doit lutter pour vivre. Dansle monde, nous livrons aussi la même lutte cruelle, avec cettedifférence, qu’elle n’est point du tout essentielle à notreexistence. Tout succès de l’une de nous, toute lueur de bonheurdans ses yeux bouleversent la quiétude des autres. Tant que le sortvous est favorable, tous sont pour vous, du moins enapparence ; mais si vous échouez, si le bonheur vous trahit,alors il ne faut plus attendre de pitié. Nos toilettes, et tous cesatours pour lesquels nous dépensons tant d’argent, quelle est leurraison d’être ? On dit qu’ils nous servent à capter leshommes ; mais c’est faux : la plupart des hommes neremarquent pas notre accoutrement ; sans doute ils aiment nousvoir élégantes, mais on peut s’habiller élégamment sans tant defrais. Non, ces attifements sont nos armes de lutte l’une contrel’autre : ce sont nos fusils et nos canons ; et notretriomphe, c’est de voir telles de nos amies rougir de dépit, telleautre pâlir de rage, etc. Tu sais, Kitie, quand je pense que j’aivécu toute ma vie dans cet enfer et que je dois encore y retourner,un frisson me court entre les épaules ! Je disais à HippolyteNikolaievitch que je voulais pour toujours rester à lacampagne ; et il m’a répondu que c’était là fantaisie deconvalescente et qu’au surplus, pour l’éducation des enfants etpour sa carrière, je dois passer tous les hivers à Pétersbourg.Mais songe un peu à la figure que je ferai à ma rentrée dans lemonde et à ce que j’éprouverai quand je rencontrerai Kostia !Je ne puis plus écrire, je finirai cette lettre demain.

Avant-hier, quand j’ai commencé cette lettre,le temps était horrible : il tombait de la neige, et le ventétait si violent qu’on ne pouvait sortir même sur le balcon.

Hier, un chaud et brillant soleil s’est montréet ici le printemps commence déjà. Si tu savais comme le printempsnaissant est beau à la campagne : il provoque une émotiontoute particulière ; je l’avais déjà éprouvée dans majeunesse, mais depuis je l’avais oubliée. Mais d’habitude leprintemps vient peu à peu : hier tout s’est animé et achanté ; le printemps est venu comme la baronne Vizen, sanss’annoncer : avant-hier, la montagne était tout à faitblanche, aujourd’hui son sommet est déjà noir et des petites fleursbleues se montrent entre les arbres nus.

Hier, nous avons passé toute la journéedehors. Le soir, quand tout le monde fut endormi, j’ai voulucontinuer cette lettre, mais quelque chose m’attirait encoredehors : je me suis enveloppée d’une grande pelisse et suisrestée quelques heures dans une sorte de brouillard, sur lesmarches de la terrasse. Depuis longtemps mon âme n’avait été aussilégère : je respirais avec plaisir cet air pur et vif, et, enmême temps, de brillantes étoiles me regardaient avec mystère etdouceur ; dans la profonde tranquillité de la nuit ondistinguait nettement l’immense murmure des ruisseaux : ilsbruissaient tranquillement à droite et à gauche du balcon, et aufond du jardin ils confondaient leurs voix et semblaient medire : « Entends-tu comme nous courons, comme nous noushâtons de travailler, et demain il ne restera aucune trace denous ; crois que tout ce qui t’inquiète et t’affligemaintenant disparaîtra ainsi ; et la vie même s’en ira sanslaisser nul vestige. Pourquoi se souvenir, pourquoi se révolter etse tourmenter ? Ne regrette pas le passé ; ne crains pasl’avenir ; sois sans inquiétude ; pardonne etoublie ! »

Ne te moque pas de moi, Kitie ; ne croispas que je veuille faire du haut style ; je te jure que jet’écris tout ce que je sens. En effet, ici, ce n’est pas comme àPétersbourg où nous admirions la nature en paroles, tout en pensantà autre chose. Il y a encore un autre sentiment dont souvent aussij’ai parlé, mais que je n’ai vraiment éprouvé que maintenant :c’est l’amour des enfants. Sans doute j’aimais mes enfants, mais jen’avais pas le temps de penser beaucoup à eux. Mon Mitia a dix ans,et c’est maintenant que je découvre combien il est sage etgentil ; chaque jour il m’étonne par quelque remarque trèsjuste, ou pose des questions auxquelles je ne puis répondre, et jesuis obligée de chercher dans les livres pour le renseigner. Unechose m’étonne et m’inquiète : il ne prononce jamais le nom deKostia. Comprendrait-il ? Parfois j’ai envie de lever cedoute, de parler moi-même ; mais une force invincible meretient : et si j’allais rougir en le nommant, et si Mitiarougissait ! Le regard fixe de ses yeux de dix ans me troubleplus que les sourcils froncés et la haute stature d’HippolyteNikolaievitch.

Mais assez parlé de moi ; permets que jeparle de toi maintenant. Je t’ai toujours considérée comme unefemme extraordinaire en tout ; les succès et les honneurs queles autres cherchent toute leur vie viennent d’eux-mêmes àtoi ; tu satisfais immédiatement chacun de tes caprices, etsans hésiter tu passes la ligne devant laquelle une autres’arrêterait effrayée : tu as la ferme conviction d’échappermême au soupçon. Jusqu’à présent cela t’a réussi ; mais tusais, chère Kitie, les jours se suivent et ne se ressemblent pas.Tu te rappelles ce que tu m’as répondu, certaine nuit, àMonplaisir, quand je t’ai demandé pourquoi tu désirais garder ceslettres qui peuvent te compromettre ? « Mon mari, as-tudit, est si sûr de moi que, s’il me voyait dans les bras dequelqu’un, il n’en croirait pas ses yeux. » Au fond, ce n’estqu’une phrase. Une imprudence, le moindre incident peut te trahir,et alors tout cet échafaudage croulera, et ton mari te détesterad’autant plus qu’il aura été plus confiant ; et le monde sejettera sur toi avec cruauté pour se venger du respect dont ilt’aura si longtemps entourée. Écoute-moi, ma chère, ma bonneKitie : brûle tes fameuses archives, et avec elles tout ce quite les rend intéressantes : en un mot, sois, en effet, telleque te croient les autres. Cet effort te coûtera peu : je saisque tu n’as pas un seul attachement sérieux, et, en laissant là tes« caprices », tu ne sentiras pas la centième partie de ceque j’ai souffert à la rupture de mon premier et dernierattachement : il durait depuis deux ans, mais je lui ai donnéune si grande partie de moi-même que ces deux ans me semblent toutela vie ; tout d’abord je ne pouvais comprendre que tout celapût finir ; maintenant je ne puis comprendre comment cela a pucommencer, et je donnerais la moitié de ce qui me reste à vivrepour qu’il n’y ait pas eu de commencement.

Ne sois pas fâchée, chère Kitie, si ta folle,ta toquée Mary, te donne des conseils ; mais crois qu’ilsviennent du fond d’un cœur plein d’affection et de reconnaissancepour toi. Pour me prouver que tu n’es pas fâchée, tu m’écriras unelettre aussi longue que la mienne. Écris-moi tout ce qui se faitdans notre monde. Quand Hippolyte Nikolaievitch se fâche avec sonministre, il répète toute la journée : « Je rentreraidans la vie privée. » Et moi, je suis maintenant dans la vieprivée ; mais toutes les bagatelles mondainesm’intéressent : je suis comme un acteur qui, ayant fini sonrôle, entre dans la salle et regarde comment jouent ses camarades.Dis-moi si l’on parle de moi. Dans la société, on me déchire àbelles dents, n’est-ce pas ? Je m’imagine comment travaille labaronne Vizen ! Tu seras sans doute au mariage deKostia : écris-moi tout, tout, jusqu’au moindre détail ;je ne lui en veux pas. Dieu le bénisse ! tout est peut-êtrepour le mieux ! je crains seulement qu’il ne soit pasheureux ; comment cette bête de Nadenka pourrait-elle l’aimercomme je l’aimais autrefois ! J’ai écrit« autrefois » ! Y a-t-il longtemps ! Jet’embrasse fort.

MARY.

P.-S. – Salue de ma part MichelNévieroff : c’est un bon et gentil garçon. Est-ce que le mondele gâtera, lui aussi ? Je n’oublierai jamais l’expression deson visage lorsqu’il m’accompagna au chemin de fer et me présentales excuses de son frère. « Mon frère est de serviceaujourd’hui », me dit-il ; et, en même temps, ilrougissait jusqu’aux oreilles – il ne peut encore mentir sansrougir ! – et c’était un mensonge, car la veille, j’avais ludans l’« ordre » que Sirotkine aîné était deservice pour ce jour-là. Ces frères Sirotkine m’intéressentbeaucoup, parce que, tout cet hiver, ils ont été constamment deservice, l’un ou l’autre. Verrai-je jamais ces Sirotkine etseront-ils encore de service l’année prochaine ? D’une façongénérale, que deviendrai-je cet hiver ? Jouerai-je un rôledans la comédie de votre monde ou resterai-je spectatrice de cettevide et inutile lutte des amours-propres et des intérêts ? Quisait ? Qui vivra verra !

(Fin des Archives de la Comtesse D***.)

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