La Vie ambiguë

5 mars.

Hier j’ai écrit que je ne sais pas pourquoitout est changé, mais j’ai menti, je le sais.

Je vais tâcher d’expliquer mon cas et demettre ordre à mes idées. Pour cela, il me faut commencer par direune chose que jusqu’ici je n’ai pas osé m’avouer à moi-même :je suis follement amoureux de Lydia.

Mais comme, pour tout le reste, je ne suis pasencore absolument fou, je sais très bien que je ne puis attendre laréciproque. Je n’avais que le besoin de la voir tous les jours,j’étais heureux de sa gentillesse pour moi ; cela mesuffisait. Pourquoi tout est-il changé ? On dit que les leçonsde l’Histoire ne sont jamais utiles aux États et aux peuples ;on peut dire la même chose de l’expérience de la vie pour lesindividus.

Cette expérience de la vie est très utile enthéorie ; mais presque toujours les hommes font le contrairede ce que leur enseigne l’expérience. L’expérience de la vie medisait que si je tenais à conserver de bonnes et amicales relationsavec Lydia, il ne fallait en aucun cas trahir le secret de monamour, que Lydia devait être sûre de mon dévouement absolu, maisque l’amour devait être profondément caché dans mon âme, sans quoij’étais perdu. Longtemps je réussis à ne pas me trahir, mais c’estfait à présent. C’est arrivé il y a deux jours, après le bal desKozielsky. Le hasard fit que je me trouvai en tête à tête avecLydia. Nous causions de ce bal, et Lydia me dit que tout le mondeavait été enchanté de la façon dont j’avais dirigé la mazurka.

– Eh ! pas tout le monde,remarquai-je en souriant, votre premier adjudant n’était pas trèssatisfait de la mazurka.

– Qui, Michel ? Quelle idée !Nous nous voyons assez souvent.

– Peut-être trop souvent, Lydia.

Je dois avouer que je hais ce Michel de toutesles forces de mon âme ; je hais tout en lui : la voix,les manières, son amabilité pour Lydia, même sa beauté, surtout sabeauté. Il est trop beau et il le sait trop.

Comme je prononçais le nom de Michel, une voixintérieure, celle de l’expérience de la vie, me dit :« Assez, arrête-toi. » Je n’écoutai pas cette voix, jefis mon possible pour tourner mon rival en ridicule, je parlai deson ignorance, de son manque de cœur ; j’avertis, conseillai,suppliai : en un mot, je jouai ou plutôt je soufflai le rôled’un amoureux jaloux.

Je regardai Lydia. Son visage exprimait tantd’effroi et de souffrance que je pris peur moi-même.

– Si vous m’aimez un peu, prononça-t-elleen se levant, ne dites jamais de mal de Michel : c’est monami.

Et doucement elle quitta la chambre.

Depuis lors tout est changé. Auparavant Lydiaaimait que je prisse part à tous les plaisirs de la jeunesse :il lui est désagréable à présent de me voir avec Michel. J’en suisattristé, j’ai perdu ma gaîté, je suis devenu morose,nerveux : aussi Lydia commence-t-elle à m’éviter. Si elleprend avec moi le ton amical d’autrefois, comme hier par exemple,c’est qu’elle a quelque raison ; hier, elle m’a doré la pilulepour que je ne partisse pas avec elle et restasse avec MariaPétrovna.

Aujourd’hui, je n’aurais pas dû aller à laSerguevskaïa, mais j’avais à finir l’histoire des ducs deBourgogne, et, au fond, j’étais ravi de ce prétexte. Au perron, ily avait beaucoup de voitures et, dès l’escalier, j’entendischanter.

Soudain je fus pris d’une telle timidité que,sans entrer au salon, je fis un détour pour me rendre chez MariaPétrovna.

En traversant la salle à manger, j’entendisdistinctement la chanson, qu’avec sa vilaine voix de baryton MichelKozielsky chantait au piano. C’était un air tzigane en vogue, etsans doute il improvisait les paroles.

Lydia Lvovna

Est trop câline

Et Melchissédec

Est un homme charmant !

Et les demoiselles répétaient en chœur :un homme charmant.

La lecture n’eut pas lieu, parce que MariaPétrovna avait aussi du monde. On me proposa immédiatement unepartie de whist ; mais, avant de me mettre à jouer, je décidaid’entrer au salon. À mon apparition, le bruit et les cris necessèrent pas complètement, mais diminuèrent. En plaisantant jereprochai à Lydia de m’avoir trompé la veille ; mais maplaisanterie fut mal prise : elle se fâcha, parut blessée. Àla réponse qu’elle murmura je ne compris rien, et j’allai rejoindredans un coin les gouvernantes.

À ce moment, Michel Kozielsky, se dandinant etcambrant sa poitrine, s’approcha de Lydia et lui demanda à hautevoix :

– Lydia Lvovna, aimez-vous beaucoupMelchissédec ?

Toutes les demoiselles éclatèrent de rire.

Je n’entendis pas la réponse de Lydia, mais ilme sembla qu’elle se fâchait. « Qui est ce Melchissédec ?pensai-je. Sans doute quelque nouvel adorateur. Comme je suis enretard ! Autrefois je savais par cœur tous leurs noms. À lafaçon dont son nom y ressemble, c’est peut-être l’officier de lagarde Melkhovsky, mais Melkhovsky jusqu’ici faisait la cour à NadiaKozelskaïa. » J’étais si intrigué que je voulus m’adresser àLydia, pour résoudre l’énigme, mais on m’appela pour le whist.Jamais je n’ai joué si mal ; mon partenaire était furieux, etj’en étais ravi parce que je le considérais comme un ennemi.

Du salon on entendait les voix claires etgaies de cette jeunesse, qui naguère encore me semblait sisympathique. Et maintenant que suis-je pour eux ? L’étranger,et peut-être aussi antipathique qu’à moi-même mes partenaires duwhist.

Tout à coup il me vient en tête une étrangepensée : je ne puis déjà plus dire où je me trouve le mieux,mais seulement chercher où je suis le moins mal.

Ici, au whist, je me sentais malheureux ;au salon, plus malheureux ; à la maison, loin de Lydia,peut-être encore plus mal. Non, c’est encore à la maison que la viem’est le moins pénible. Et, aussitôt la partie terminée, jem’enfuis par le même chemin détourné, sans prendre congé depersonne.

Au salon, on chantait encore le même airtzigane, mais avec une petite variante :

Lydia Lvovna

Aime tout le monde également,

Et Melchissédec

Est un homme assommant !

« Un homme assommant ! » répétale chœur. Dieu ! quelle chanson inepte ! Comme j’étaispeiné d’entendre la voix argentine de Lydia s’associer à cettecacophonie !

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