La Vie ambiguë

XX – De la Princesse Krivobokaia

(Reçue 29 juin.)

Je vous remercie de tout cœur, chère Comtesse,pour votre charmante lettre. Vous écrivez qu’Optine vous semble unhomme très suspect, cela ne m’étonne pas et prouve seulement votregrande connaissance des hommes et des choses. Je dois vous avouerque je l’ai chassé, comme gérant, pour vol ; mais il a septenfants et, par pitié, je l’ai fait secrétaire de la Sociétéjusqu’à ce qu’il trouve une place ; mais nous ne le garderonspas longtemps et je vais le recommander à la comtesse AnnaMikhaïlovna qui, dit-on, cherche un gérant. Chez nous, àZnamienskoié, grande animation : toutes mes filles, sauf Olga,sont arrivées avec enfants et maris. Je suis très contente de voirles filles et surtout les petites-filles ; mais les maris, ilvalait mieux les laisser à la maison. Piotre Ivanovitch, qui depuisdeux années m’a bravée et n’a pas mis les pieds ici, est venu cetteannée ; il continue à me braver et me parle à peine. Je n’yfais aucune attention, mais seulement, deux fois par jour, quand ilembrasse longuement ma main, je me détourne et tâche d’embrasserl’air au lieu de son front, car il s’exhale toujours de sa personneune odeur de bottes cirées au goudron. Imaginez que maintenant on ainventé un nouveau parfum « cuir de Russie », et PiotreIvanovitch, exprès pour me déplaire, s’arrose de ce parfum. Je suisune très grande patriote, je ne parle et n’écris que le russe, jepuis même consentir à aimer « la fumée de la patrie »,mais je ne puis supporter sa puanteur.

Expliquez-moi, chère Comtesse, pourquoi labelle-mère est tenue pour une créature détestable que tous doiventhaïr. Cependant, dans les autres familles, la belle-mère comptecomme une personne, mais pour mes gendres, je ne suis pasquelqu’un, mais une dinde pleine d’argent. Comme vous savez, il y ades dindes truffées, et vraiment, il me semble, parfois, qu’ilssont autour de moi avec des fourchettes et me piquent de tous côtéspour prendre les plus grosses truffes ; et tous sont desgentilshommes, et s’ils m’étaient étrangers, tout serait très bien,et je les recevrais avec grand plaisir à Znamienskoié, et PiotreIvanovitch ne porterait pas dans sa poche une usine de cuir. QueDieu me fasse seulement marier au plus vite Naditchka ; jeleur donnerai tout, je garderai pour moi 30.000 de revenu pour nepas mourir de faim, et je m’installerai à Florence ou à Rome. Àpropos que dites-vous des affaires de Rome ? PauvrePape !

Je vais lui broder des pantoufles et les luienvoyer de la part d’une inconnue de la Russie.

Au revoir, chère Comtesse, écrivez-moi plussouvent.

Votre bien dévouée,

E.KRIVOBOKAIA.

Aujourd’hui, pendant le dîner, PiotreIvanovitch, afin de m’attrister, a appelé le Pape : imbécileet maladroit. À cela j’ai dit : Tous les hommes ne peuvent pasêtre aussi habiles que le conseiller d’État Boubnovsky, – et ilfaut vous dire que ce Boubnovsky est un usurier auquel PiotreIvanovitch doit beaucoup d’argent. Il m’a punie de cela en allantdormir sans me dire adieu, et j’en ai profité pour vous écrirecette lettre, parce que mes mains ne sentent pas les bottes.

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