La Vie ambiguë

IX – De Maria Ivanovna Boiarova

(Reçue le 7 mai.)

J’ai été si heureuse de ta lettre, chèreKitie, que chez nous il y a eu presque un drame de famille. Nousétions à déjeuner quand on m’a apporté ta lettre ; enreconnaissant ton écriture, j’ai crié, puis rougi de joie.Hippolyte Nicolaievitch aussitôt « a eu un soupçonquelconque », comme il dit, et, après le départ des enfants,il a commencé à me tourmenter pour que je lui montre la lettre.J’étais très fâchée et l’ai intrigué une heure entière. Tout cetemps, il m’a fait des reproches, m’a dit des chosesméchantes ; enfin, lorsqu’il m’eut comparé à Cléopâtre et àd’autres encore, je lui montrai la signature ; il a été trèsconfus et, à mon tour, je lui ai dit des choses… pénibles :qu’un homme si bête, si soupçonneux, au visage si aigre, ne serajamais ministre et restera subalterne toute sa vie. C’est chez luile point sensible.

Le jour de ton départ, j’ai eu un grand soucipour le billet de Kostia Névieroff que je t’avais apporté à lire lematin. J’ai cru que j’avais oublié ce billet chez toi et j’aifouillé dans toutes tes boîtes. Le comte m’a juré que tes archivessont sous clef, mais cela ne me tranquillisait nullement : tun’avais pas pu mettre dans tes archives une lettre adressée à moi.Je ne puis te cacher qu’à cette occasion ton mari m’a fait un brinde cour. J’étais au désespoir à la pensée que le billet de Kostiapouvait être en des mains étrangères, car ce billet compromettaittout autant son professeur d’orthographe que moi, et imagine-toique, le lendemain matin, je l’ai trouvé sur le parquet de machambre à coucher. Et que fais-tu chez ta tante ? Je te voisd’ici, cachant tes façons de reine et entrant avec les yeux baisséset l’air d’une madone, si bien que le soir même ta tante et sesécornifleuses étaient enchantées de toi. Que fait Mojaïsky ?Pourquoi ne me donnes-tu aucun détail ? Lequel est le mieux,lui ou Koudriachine ? Si l’on me faisait choisir entre eux, jechoisirais Koudriachine. Mojaïsky est un poseur qui poseconstamment ; chez Koudriachine, toute l’âme estouverte ; mais toi, tu peux mieux juger, et à moi, outreKostia, il ne faut personne. Je ne pensais pas que je l’aimerais sifortement. Il passe toutes ses journées avec moi, et HippolyteNicolaievitch, avec la perspicacité qui le caractérise, n’en estnullement jaloux. Notre nouveau précepteur, Vassili Stepanitch, quetu as vu, je crois, commence à être un peu amoureux de moi, etentre lui et Kostia, il y a chaque jour quelques discussionsamusantes. Vassili Stepanitch est un grand libéral, et Kostia, unhorrible conservateur, et tous deux disent de telles absurdités queleurs oreilles s’en fanent. Il est honteux de l’avouer – mais je nete cache rien – je n’aime jamais si fortement Kostia qu’au momentoù il dit des bêtises. Son visage s’enflamme, ses yeux brillent, ilregarde son adversaire avec sévérité et audace – et je ne l’écouteplus, mais seulement l’admire. Je ne suis point aveugle surKostia : je sais qu’il n’est pas très sage, que son éducationlaisse à désirer, que c’est bête de tant s’attachera lui, mais quefaire, c’est plus fort que moi ! Hier, il m’a amené son frèreMichel, page qui, dans deux mois, sera officier. Ce Michel estaussi très joli, mais il ne rappelle son frère ni par le visage, nipar les manières ; il est très doux, très blond et trèsdistingué ; je suis prête à parier qu’ils sont de pèresdifférents ; on dit que la vieilleMme Névieroff ne se refusait rien autrefois ;c’est sur le très tard qu’elle est devenue sainte femme.

Chez nous, il n’y a rien de nouveau. On parlebeaucoup de Nina Karskaïa, qui vit tout le temps à l’étranger et yfait Dieu sait quoi. Ce scandale parisien, auquel tu ne voulaiscroire, est absolument avéré : la baronne Vizen le raconteavec tous les détails ; mais par qui peut-elle savoir toutcela ? ce n’est pourtant pas Nina qui le lui aécrit !

Eh bien, adieu, chère Kitie, il faut finircette lettre, – je bavarderais avec toi jusqu’à demain. Écris-moiplus souvent et continue à unir l’utile et l’agréable. Je t’aitoujours considérée comme une femme extraordinaire, mais ce que tues en train de faire est le comble de l’habileté : réaliserson caprice du moment et pour cela recevoir 40.000 de revenus,c’est un trait de génie, ou je ne m’y connais pas.

TaMARY.

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