La Vie ambiguë

5 juillet.

Il va plus d’un mois qu’on m’a emmené àVassilievka, encore faible et sauvé de la mort par quelque miracle.Le jour où j’écrivis la dernière page de mon journal fut le dernierdont j’eus conscience. Je me rappelle ensuite, comme dans unbrouillard, l’entrée de mon confesseur, le P. Basile et avec quelleardeur j’ai prié. Je me souviens encore que des gens tout à faitinconnus se sont approchés de moi, m’ont mis nu et ont disputéautour de moi. Même l’un d’eux, le plus gris et le plus chauve, afort malmené Féodor Féodorovitch. Puis, je ne me rappelle plusrien. Rarement je reprenais connaissance et, à la lumière de lalampe voilée d’un abat-jour sombre, je voyais toujours devant moiMaria Pétrovna qui me faisait prendre mes remèdes. Mais ce n’étaitplus la Maria Pétrovna que je connaissais ; non : c’enétait une autre. Je voulais lui demander pourquoi elle était sipâle et si maigre, mais je ne le pouvais pas : aussitôt quej’avais pris ma médecine, elle disparaissait ; seul le bruitléger de ses pas s’entendait sur le tapis, et de nouveau je perdaisconnaissance. Même à présent il m’est difficile de comprendrecombien de temps dura cet état. Je m’éveillai un matin : iln’y avait plus ni lampe ni abat-jour ; un clair soleilrayonnait aux stores de ma fenêtre. Je remuai : des pas légersglissèrent sur le tapis.

– Maria Pétrovna, est-ce vous ?demandai-je en me frottant les yeux.

– Non, je ne suis pas Maria Pétrovna, merépondit en s’approchant de mon lit une petite femme maigre au douxet sympathique visage. Je suis la garde-malade, vous m’appeleztoujours Maria Pétrovna, mais cela ne fait rien…

– Et quel est votre nom ?

– Je vous le dirai plus tard. À présent,il ne faut plus parler, prenez votre potion et dormez.

En même temps la petite femme enlevait trèsadroitement mon oreiller et m’en remettait un autre. Jusqu’àprésent je me rappelle comme je m’endormis doucement la têteappuyée sur ce coussin. De ce jour commença la guérison. Dans lesrares instants où, durant ma maladie, j’avais pu penser, je merendais bien compte que j’allais mourir, et cette pensée nem’attristait guère ; chaque nouvelle phase de ma guérison, aucontraire, remplissait mon cœur d’une joie indicible. Mon premierentretien avec Anna Dmitrievna, – c’était le nom de la garde, – lapremière tasse de thé qu’on me permit, la première bouffée d’airfrais de printemps quand on ouvrit ma fenêtre, tout cela fut pourmoi autant de fêtes.

Parmi les lettres restées fermées que jetrouvai sur mon bureau, il y en avait une d’Hélène Pavlovna quim’expliqua sa visite. Elle écrivait que, demeurée fidèle à lamémoire de son premier mari, elle me priait de lui remettre, pourqu’elle les lût, les lettres d’Aliocha ainsi que ses photographies.Elle ajoutait, à la fin, que, si, par hasard, je trouvais de seslettres à elle, j’eusse l’obligeance de les joindre à celles de sonmari.

À ce billet sec, quoique poli, je répondis parune lettre très cordiale. Je demandais à Hélène Pavlovna de mepardonner si ma conduite m’avait valu sa colère, lui donnais maparole d’honneur – et c’était vrai – de n’avoir conservé aucune deses lettres, et mis sous enveloppe le « groupeprophétique », le seul monument du passé. Deux heures après,on me remit un morceau de vilain papier sur lequel je lus, tracéd’une grosse écriture mal formée : « La Comtesse HélènePavlovna Zavolskaïa a reçu la lettre et le paquet deM. Dolsky ; en foi de quoi, selon les ordres de SonExcellence, je signe : le valet de chambre,Jacques. »

Si Hélène Pavlovna est innocente de la mort deson mari, et je doute de plus en plus de sa culpabilité, je suishorriblement coupable envers elle, et sa colère est légitime ;toutefois il me semble qu’après un quart de siècle elle pourrait unpeu se calmer et s’adoucir. En tous cas je suis très contentqu’avec le groupe prophétique ait disparu tout ou presque tout cequi me restait de cette pénible période de ma vie ; il ne mereste que les remords de conscience qu’on ne peut envoyer nullepart. La correspondance d’Hélène Pavlovna est la seule tache quiait assombri le fond clair de ces deux derniers mois. L’impressionde ma joie de jour en jour grandit, et elle atteignit son paroxysmequand on m’emmena à Vassilievka. Cette vieille maison plongée dansla verdure des tilleuls et des peupliers, ce grand et vieux jardindont on pourrait faire plusieurs parcs m’ont ramené au tempsinoublié de mon enfance, qui fut gaie et pure.

Nous arrivâmes à Vassilievka dans la nuit. Lelendemain, en me levant, je me mis au balcon fleuri et embaumé d’unbuisson entier de roses, et quand ma vieille Palaguéïa Ivanovnam’apporta mon café dans une grande tasse bleue, enjolivée debergères peintes, je sentis que le poids des lourdes années étaittombé de mes épaules. Pendant la route, j’avais senti par momentsune grande faiblesse. Les coins familiers me rendaient tout à coupmes forces d’autrefois. J’ai parcouru la maison et d’un pas légerje suis monté dans cette chambre qu’enfant j’occupais avec monfrère. Cette chambre n’a guère changé : une grande table noireentaillée de coups de canif occupe le même coin entre la fenêtre etle poêle ; nos lits d’enfants sont restés côte à côte,seulement le papier est déchiré et la couleur des rideaux desfenêtres est passée. J’ai ouvert une grande fenêtre à laquellej’étais jadis resté accoudé de longues heures à regarder, pensif,l’orée d’une vieille et sombre forêt qui bleuissait à droite. Lesarbres sont coupés et, à leur place, on aperçoit la rivière bleuequ’ils empêchaient de voir autrefois ; le paysage estpeut-être plus beau ; mais je regrettais l’antique forêtcoupée, et avec soulagement je tournais mes regards à gauche versles ruines de la vieille cuisine. J’avais dix ans quand on fitconstruire la cuisine de pierre ; mais près d’elle, àdemi-pourris, les débris de la cuisine de bois sont encore là.J’étais heureux que le puits, comblé depuis longtemps, eût étéconservé et de voir à l’entrée du potager l’épouvantail en habitnoir, placé là jadis pour effrayer les corbeaux, mais qui alorsnous effrayait beaucoup plus, Sacha et moi.

Un mois entier s’est écoulé sans que je m’ensois aperçu. Je voulais faire visite à quelques voisins, mais jeremettais toujours ces visites au lendemain. Je craignaisd’interrompre ma vie calme, ma vie solitaire de souvenirs et derêves. Je revivais au passé. Je retrouve ici les lettres quej’avais écrites à ma mère au cours de trente années. D’ordinaire,je passe toute ma matinée à lire ces lettres ; sur chacune, jeréfléchis longuement, non seulement je lis les mots qui sontécrits, mais je vois entre les lignes ce que je taisais. Tout monpassé revit dans ma mémoire, une foule d’hommes passent de nouveaudevant moi avec leurs traits tantôt nets et tantôt effacés ;ces taches d’ombre sur les personnes qui me sont proches avaientbeaucoup troublé mon âme dans les années de l’adolescence ;maintenant je les vois avec plus de calme, puisque je comprendsmieux, – et comprendre, selon le grand mot de Shakespeare, c’estpardonner. Ma seule distraction, c’est de causer avec PalaguéïaIvanovna, et nos conversations n’ont trait qu’au passé. Elle abeaucoup plus de quatre-vingts ans ; elle avait été engagéepour nourrir ma mère, et de ce jour elle est restée dans lamaison : on l’y a traitée comme une personne de la famille.Elle a très bien connu mes deux aïeuls, et ses récits m’expliquentbeaucoup de traits de mon caractère et certains actes de ma vie.D’une famille jadis nombreuse, je suis le seul survivant.« Maintenant je ne prie que pour ta santé, me disait un jourPalaguéïa – et quand je me rappelle tous les autres, il me fautdire : Dieu, garde l’âme de ton serf ! »

Hier, j’ai trouvé ce cahier et j’ai relu monjournal. Chose étrange, les lettres que j’ai écrites il y a trenteans sont beaucoup plus près de mon âme que ce journal commencél’année dernière.

Une transformation morale s’est produite enmoi depuis ces deux mois. Par exemple, en commençant ce journal, jeme suis demandé : « Suis-je heureux oumalheureux ? » et je ne pouvais répondre à cettequestion. Aujourd’hui, j’y réponds sans hésiter : j’ai étémalheureux pendant de longues années, mais maintenant je suis toutà fait heureux. Peut-être mes dissertations sur l’amour del’humanité étaient-elles logiques, mais ce qui est logique n’estpas toujours juste. Je ne puis dire notamment si j’aime l’humanitéou la planète ou le système solaire : je sais une seule chose,que j’aime la vie dans toutes ses créations, j’aime la pensée queje vis.

Aujourd’hui, il fait très chaud, comme il n’apas fait chaud encore cette année. La paresse me gagnait, jen’arrivais ni à lire, ni à penser ; je suis descendu au jardinet m’y suis installé à l’ombre d’un large érable. Le ciel étaitsans nuage, autour de moi régnait un calme absolu ; tout cequi pouvait se garer de la chaleur dormait, les hommes comme lesanimaux et les arbres. Seules, quelques hirondelles silencieusementtraversaient l’air, quelques mouches tournoyaient sans bruitau-dessus de ma tête, et de loin en loin arrivaient jusqu’à moi leclapotis de l’eau et les cris des gamins qui se baignaient dans larivière. Puis tout se taisait. Gagné par l’exemple, j’allaism’endormir quand je fus éveillé par l’arrivée d’un nouveaupersonnage. À quelques pas de moi se tenait un grand coq qui meregardait attentivement ; il poussa deux fois très haut un criimpérieux, parut mécontent de quelque chose et rebroussa chemin enfoulant délicatement l’herbe comme un élégant de la ville qui vientpar hasard à la campagne et craint de salir ses bottines vernies.On dirait que ce coq m’a été envoyé pour chasser un sommeilmalencontreux et me rappeler au plaisir, c’est-à-dire à la vie. MonDieu ! pensai-je plein d’enthousiasme, comment ne pas teremercier ! J’étais condamné à mourir, et sans un miracle, jeserais dans la tombe, je ne jouirais pas de ce bienfaisant soleil,de cette ombre délicieuse, le coq chanterait devant ma tombe, maisje n’entendrais pas son cri. Je sais que l’heure n’est pas loin,mais je dois te savoir gré de ce délai et en profiter. Quoi qu’ilpuisse m’arriver maintenant, je ne crains plus rien ; sij’étais condamné aux travaux les plus pénibles ; s’il mefallait mener l’existence d’un mendiant sans asile, alors même jene me révolterais pas. Dormir sur la terre nue vaut encore mieuxque dormir dessous. D’ennemis je n’en puis avoir ; il n’y apas d’outrage que je ne puisse pardonner. Je crois n’avoir haïpersonne aussi vivement que Michel Kozielsky, et maintenant jepense à lui sans amertume ; dans trois semaines, j’irai à lacampagne chez Maria Pétrovna et je passerai chez elle la fin del’été. Puis, à la fin d’août, aura lieu le mariage de Lydia, etj’ai promis d’être garçon d’honneur.

Je ne puis me rappeler cette charmante enfantsans attendrissement, bien que le démon de l’amour soitcomplètement endormi en moi et, je l’espère, ne doive pluss’éveiller. Ces jours-ci, Lydia m’a écrit : « Quand mêmej’insisterai et, après mon mariage, je ferai tout pour que MariaPétrovna vous épouse. » Elle le fera peut-être, mais quem’importe ? Si chaque homme éprouvait une fois dans sa vie ceque j’ai éprouvé, c’est-à-dire s’il avait senti nettement un de sespieds dans la tombe, la haine cesserait entre les hommes. La viehumaine est enfermée dans un cadre si étroit d’ignorance et defaiblesse, elle est si accidentelle, si incertaine, si courte,qu’il est absurde à l’homme de l’empoisonner encore par de stupidesquerelles. Quelle terrible folie que la guerre ! Comment leshommes peuvent-ils se décider à s’entre-tuer ! L’homme n’aqu’un seul et véritable ennemi, la mort ; on ne peut luttercontre elle, mais il ne faut pas l’aider.

Et si ce renoncement à la lutte, ces élansd’amour n’étaient pas des preuves de ma transformation morale, maisseulement les signes du ramollissement, de lavieillesse ?…

Tant pis ! il faut se soumettre, il fautrenoncer à être Pavlik, il est temps de devenir Pavel Matvéiévitchet d’accepter la vieillesse avec toutes ses conséquences.

Ah ! vieillard !vieillard !

FIN

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