La Vie ambiguë

VIII

Oh ! vivre ! seulement vivre !Je ne demande pas la continuation de mon existence passée ;peu m’importe comment renaître, prince ou moujik, riche oumendiant. Les hommes disent : l’argent ne fait pas le bonheur,et néanmoins ils tiennent pour le bonheur ces biens de la vie quis’achètent par l’argent. Cependant, le bonheur n’est pas dans cesbiens, mais dans la satisfaction intérieure. Où commence et oùfinit-elle ? Cela dépend de la condition, du milieu. Lemendiant qui tend la main pour avoir un kopek et reçoit un roubleéprouve peut-être plus de joie que le banquier qui en gagne àl’improviste cinquante mille. Les préjugés d’éducation avaient pume masquer la relativité du bonheur ; mais maintenant qu’ilsse sont évanouis, je vois tout d’un œil perspicace. J’aimaispassionnément l’art et je pensais que le sentiment esthétique estfonction de la haute culture. Mais qu’est-ce que l’art ? Lanotion de l’art est aussi conditionnelle que celle du bien ou dumal : chaque siècle, chaque pays définit à sa façon le bien etle mal ; ce qui est vertu ici est crime là-bas. Et, en matièred’art, il faut tenir compte, non seulement du temps et du lieu,mais des goûts individuels. La France, qui se considère comme lepays le plus cultivé qui soit, a méconnu Shakespeare jusqu’au XIXesiècle. On citerait maints exemples semblables, et je ne crois pasqu’il y ait de mendiant ou de sauvage en qui ne brille parfois lesentiment de la beauté, mais leur conception de l’art estdifférente de la nôtre. Il est très probable que le moujik qui, parune chaude soirée de printemps, s’assied sur l’herbe près d’ungratteur de cithare, ne goûte pas un plaisir moins vif que leprofesseur du Conservatoire qui entend, dans une salle surchauffée,une fugue de Bach.

Oh ! seulement vivre, voir seulement desvisages humains, entendre de nouveau le son de la voix humaine,entrer de nouveau en communion avec les hommes, avec tous leshommes, bons et mauvais ! Mais y a-t-il au monde des hommesabsolument mauvais ? À tenir compte des conditions d’ignoranceet de faiblesse dans lesquelles les hommes sont destinés à vivre, àagir, on s’étonnerait plutôt qu’il y ait parmi eux des justes.L’homme ne sait rien des choses essentielles : il ignorepourquoi il naît, pourquoi il vit, pourquoi il meurt ; iloublie ses existences passées et ne pressent pas les futures ?Et veut-il sortir des ténèbres, s’efforcer de comprendre, essayerd’améliorer son existence, ses efforts sont vains, ses inventions,même géniales, ne résolvent pas une seule des questions qui letroublent. De toutes parts, il se heurte à d’infranchissableslimites. Par exemple, il sait, qu’outre la terre, existent desplanètes, des mondes ; par la mathématique, il sait que cesplanètes se meuvent, il sait quand elles s’approchent ous’éloignent de la terre ; mais y a-t-il là-bas des êtressemblables à lui ? Sur ce point, il en est réduit auxhypothèses ; assurément il ne saura jamais à quoi s’en tenir,et cependant il espère et il cherche. Sur l’une des plus hautesmontagnes d’Amérique, on projette d’allumer un foyer électrique quisoit un signe aux habitants de Mars. Ce foyer n’est-il pas touchantde naïveté enfantine !

Oh ! je veux revenir parmi cespitoyables, patients et chers êtres. Je veux vivre de leur vie. Jeveux de nouveau me mêler à leurs querelles, à leurs petitsintérêts, qui leur paraissent si vastes ; j’aimerai nombred’entre eux, je lutterai contre quelques-uns, je haïrai lesautres ; mais je veux cet amour, cette haine, cette lutte.

Oh ! seulement vivre ! Je veux voirle soleil se coucher derrière la montagne, le ciel bleu se ponctuerd’étoiles, les vagues courir, crêtées d’écume, sur l’étendue de lamer ; je veux me jeter dans un canot à rencontre de latempête ; je veux, sur une troïka vertigineuse, traverser lesteppe neigeux ; un couteau au poing, je veux lutter contre unours ; je veux goûter à tous les émois de la vie, je veux voirl’éclair cingler le ciel, et le vert scarabée grimper sur lesramilles ; je veux humer l’odeur du foin coupé ; je veuxentendre garruler le rossignol dans les lilas, les grenouillescoasser sur l’étang, les cloches sonner à toutes volées sur lescampagnes, et les drochki rouler sur le pavé ; je veuxentendre les triomphants accords d’une symphonie héroïque, et lesstridulations d’un chant tzigane.

Oh ! seulement vivre ! seulementpouvoir respirer l’air de la terre, prononcer une seule parolehumaine, crier, crier…

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