La Vie ambiguë

27 mars.

Contrairement à ce que j’écrivais hier, il mefaut consacrer encore une page à des événements actuels.

Hier, à peine avais-je achevé la relation demon entretien avec Lydia qu’on me remit un billet de MariaPétrovna :

« Mon cher Paul, j’ai été très heureused’apprendre que vous êtes venu à la maison ce matin. Je ne savaispas qu’on vous permit de sortir ; venez dîner avec moi. Lydiaest partie pour toute la journée, je suis seule. »

Le matin, j’avais supporté mon échec avecassez de courage ; mais en entrant chez Maria Pétrovna, à lavue de ces murs entre lesquels était né et mort mon dernier espoir,je souffris horriblement. Mon âme me fit mal comme une dent gâtée.Pour ma souffrance je ne pouvais espérer remède plus calmant que lasociété de Maria Pétrovna. Très effrayée de ma pâleur, elle mesoigna, me plaignit, et je me sentis pour elle un élan de si doucereconnaissance que je me décidai à lui conter ma peine.

– Maria Pétrovna, dis-je quand, après ledîner, nous nous fûmes assis dans le petit salon, nous sommes de sivieux amis que je crois de mon devoir de me confesser à vous.Peut-être vous fâcherez-vous ; cependant je vous diraitout.

– Oui, c’est vrai, Paul, nous sommes detrès vieux amis.

– Savez-vous pourquoi je suis venu cematin ? J’ai fait une déclaration à Lydia.

À une telle nouvelle, toute autre femme eût aumoins poussé un cri d’étonnement ; mais rien ne peut étonnerMaria Pétrovna : elle se contenta de me demander aveccalme :

– Oui, vraiment, eh bien !

– Naturellement j’ai essuyé un refus,mais on ne pouvait espérer autre chose.

– Ne… dites pas cela. Si Lydia medemandait conseil, je l’engagerais à agréer votre demande :vous feriez un mari charmant.

– Je vous remercie, Maria Pétrovna, bienque vous ne disiez cela que pour me consoler.

– Non, vous savez que je ne vous flattejamais. Si j’étais à la place de Lydia, j’accepterais sûrement. Ilest vrai qu’entre vous existe une assez grande différence d’âge…Mais qu’importe ? Il arrive si souvent à présent de voir desjeunes filles épouser par amour des hommes jeunes et êtremalheureuses ! toute leur vie…

Ma tendresse pour Maria Pétrovna augmentait àmesure qu’elle parlait. Pour sa dernière phrase je l’auraisembrassée. « Voilà, pensais-je, une femme qui m’aime vraimentet m’apprécie ; elle ne se moquerait pas de moi comme l’autre,et cependant, comme il arrive toujours dans la vie, je n’ai pas sula distinguer, et maintenant je suis obligé de me priver de cettedernière consolation, de ce suprême refuge. En effet, après ce quis’est passé entre Lydia et moi, il ne m’est plus possible derevenir aussi souvent ici. » Et tout à coup j’éprouvai unevive douleur à la pensée d’être obligé de rentrer chez moi. Jamaisje n’avais souffert de la solitude ; mais jadis c’était autrechose : jadis, j’avais l’espoir ; mais rentrer à présentdans cet appartement vide, froid, pour passer seul les heures sansfin de la souffrance, de la maladie et avec le souvenir perpétuelde l’affront insupportable, amer ; non, c’est troppénible !

Je regardai Maria Pétrovna ; ses yeuxbrillaient d’une telle bonté qu’elle me sembla belle.

– Maria Pétrovna, m’écriai-je tout àcoup, m’étonnant moi-même, puisque vous le feriez à la place deLydia, faites-le donc à la vôtre : soyez ma femme !

Maria Pétrovna ne parut pas étonnée de celangage. Elle se tut un instant, puis répondit :

– Non, Paul, à ma place c’est tout à faitimpossible.

– Impossible !… pourquoi ?

– Pour beaucoup de raisons. D’abord je neveux pas aliéner ma liberté.

– Mais pourquoi diable avez-vous besoinde liberté ? m’écriai-je sans plus choisir mes expressions.Vraiment on pourrait s’imaginer que vous faites je ne sais quelusage de votre liberté. Vous vivez comme la supérieure d’uncouvent ; seulement, en guise de psaumes, vous lisez laRevue des Deux Mondes, ce qui est presque la même chose.N’ayez pas peur, je n’attaquerai pas votre chèreRevue ; soyez sûre que je vous laisserai librelà-dessus. Eh ! bien, avez-vous quelque autreraison ?

– Beaucoup d’autres. D’abord il est troptard. Pourquoi ne pas avoir demandé ma main au temps, vous vousrappelez, où vous m’avez tant aimée !

– Pour l’amour de Dieu, Maria Pétrovna,nous avions alors dix ans l’un et l’autre ! Peut-on se marierà dix ans ?

– Paul, vous vous trompez : vousaviez alors sept ans de plus que moi.

– Eh bien, soit, je ne discute pas ;mais, si j’avais alors sept ans de plus que vous, la mêmedifférence subsiste ; en quoi ce peut-il être unobstacle ?

– Non, vous ne m’avez pas comprise. Jevoulais dire qu’à mon âge il est affreux de commencer une nouvellevie, d’entrer dans un monde inconnu.

– Comment, inconnu ? Vous oubliez,il me semble, que vous avez été mariée et que vous avez été assezheureuse avec feu votre mari.

– C’est vrai, j’aimais et j’estimaisOssip Vassiliévitch ; néanmoins, dans les relationsconjugales, il y a beaucoup d’ennuis ; et puis je vous diraiqu’il y a encore dans tout cela un côté ridicule qui n’est pas dutout pour me plaire.

Il me fallait battre en retraite ; mais,à ce moment, perdre Maria Pétrovna me semblait un tel malheur quej’insistai encore.

– Maria Pétrovna, écoutez-moi. Nous nousconnaissons depuis si longtemps qu’avec des concessions réciproquesil nous sera très facile d’effacer tous ces inconvénients de la vieconjugale. Déjà nous nous voyons tous les jours. Qu’y aura-t-ildonc d’étonnant à ce que nous nous mariions ? Ce ne sera pasun mariage de passion : à notre âge, il est ridicule d’êtrefollement amoureux ; ce ne sera pas un mariage d’intérêt,puisque chacun de nous a sa fortune assurée et une situation assezbrillante dans le monde ; ce sera, si l’on peut dire, unmariage de commodité et de vieille amitié. Enfin, nous arrivons àl’âge où nous attendent la maladie et une foule de misères. Au lieud’envoyer prendre chaque jour des nouvelles l’un de la santé del’autre, ne ferons-nous pas mieux de nous soigner l’un l’autre etde nous aider mutuellement à vivre de notre mieux nos derniersjours. Jusqu’ici, nous avons marché côte à côte ; donnons-nousla main à présent.

Mon éloquence fut vaine. Maria Pétrovna nem’écoutait pas : elle était évidemment plongée dans sessouvenirs matrimoniaux.

– Imaginez-vous, interrompit-elle,qu’Ossip Vassiliévitch venait parfois chez moi enveloppé dans unevieille robe de chambre de fourrure et en fumant sa pipe.Dieu ! rien que d’y penser j’ai des nausées ; et après,quand il partait, cette fourrure restait sur mon divan ; etune fois, devant moi, il a ôté son râtelier et l’a frotté avec jene sais quelle poudre. C’est affreux ! affreux !

– Mais avec moi la même chose n’est pas àcraindre, je n’enlèverai pas de râtelier devant vous, parce quetoutes mes dents sont très bien conservées ; je ne fume jamaisla pipe, et je puis vous jurer, si vous le voulez, que vous ne meverrez jamais en robe de chambre, du moins de fourrure.

– Et puis, il était jaloux, horriblementjaloux, bien que sans motif. Parfois il disait qu’il sortait ettout à coup il rentrait, s’imaginant qu’il allait trouverquelqu’un ; naturellement il ne trouvait personne ; maisavouez que des soupçons pareils sont blessants, d’autant plus qu’enprovince, où nous vivions alors, tout le monde en était instruit.Il se montrait surtout jaloux l’été, quand il devait partir entournée d’inspection ; alors, pour m’effrayer, il inventaitchaque fois de nouvelles histoires. Une fois, sur son ordre, sonordonnance me jura qu’il existait une loi d’après laquelle OssipVassiliévitch avait le droit, aussitôt les troupes en campagne, deme fusiller sans jugement. Je me souviens très bien qu’il appelaitcette loi stupide : le règlement militaire. Bien entendu jen’y croyais pas ; mais convenez, Paul, que c’estoutrageant.

– Je l’avoue ; mais je vous jure,Maria Pétrovna, que je ne serai jamais jaloux, même si je voustrouvais en tête à tête avec Kola Kounichev, que vous aimeztant !

– Voilà encore un ingrat. C’est vrai queje l’aimais beaucoup, et comme il m’en a remercié ! Il y a uneéternité que je ne l’ai vu, et, au jour de l’an, il s’est contentéde me déposer sa carte. Jamais les hommes ne savent apprécier unsentiment pur : tous ont des instincts grossiers et le désird’étaler leur force brutale. Au fond, Nicolas a tout à fait lecaractère de son oncle. Ossip Vassiliévitch était tout à fait commelui, tout à fait.

– Mais vous n’avez pas remarqué chez moide sentiments aussi grossiers, dites-moi.

Maria Pétrovna me regardaattentivement :

– C’est vrai, je n’ai rien remarqué detel chez vous ; mais peut-être ressemblez-vous quand même àces deux hommes. Non, Paul, croyez-moi, je vous aime beaucoup, jevous crois mon meilleur ami ; mais je ne puis vousépouser : c’est impossible, impossible.

Je pris mon chapeau.

– Où allez-vous ? Ne pouvons-nousplus rester ensemble parce que nous ne nous marions pas.

Je me rassis et nous nous tûmes.

Il y a des personnes avec qui le silence mêmeest aisé. Maria Pétrovna est de celles-là ; mais aprèsl’entretien que nous venions d’avoir, nous étions gênés, et nousfûmes soulagés d’entendre retentir la sonnette de l’escalier.C’était le médecin.

Quand il m’aperçut, son visage exprima d’abordune véritable stupeur, puis l’indignation et enfin l’ironie.

– Eh bien, mon cher Pavlik, je vousremercie… je ne m’attendais pas… voilà comment vous reconnaissezmes soins… Sans doute, je ne suis ni votre père, ni votre tuteur,et je ne puis vous défendre de vous tuer si la fantaisie vous enprend ; mais ce que je ne veux pas, c’est recevoir de l’argentpour des visites inutiles : cherchez donc un autre médecin, etalors dansez, buvez, faites des parties en troïka, faites tout ceque vous voudrez ; d’un mot, comme disent les Français :Vogue le galère.

– La galère, corrigea doucement MariaPétrovna.

– Je ne sais s’il faut le ou la, mais jesais que je ne puis plus vous soigner.

– Mais si ! vous le pouvez, cherdocteur ! – m’écriai-je d’un ton plus convaincu que jamais.Ramenez-moi à la maison et faites de moi ce que vous voudrez :je vous donne ma parole d’honneur de ne pas sortir d’une annéeentière s’il le faut, je n’ai plus à présent où aller…

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