La Vie ambiguë

28 décembre.

Après deux jours passés à la maison, j’ai étéaujourd’hui dîner au club. J’étais curieux de voir si l’on metrouverait changé. La première impression fut bonne. Chez leportier je rencontrai le gros Vaska Touzemtzov qui prenait sapelisse.

– Ah ! bonjour, Pavlik, pourquoin’es-tu pas venu, depuis si longtemps ?

– J’ai été malade près de deux mois.

– Malade ! Je te crois malade… Maisregarde-toi donc. Avec ce teint de sang et de lait !Bah ! flirter, c’est ton affaire. Où dînes-tu ?

– Au club, et toi ?

– Ma femme m’a demandé de dîner à lamaison ; nous avons du monde. Monte dans ma voiture ; tudîneras avec nous : ma femme sera très contente ; queferas-tu ici ?

– Non, merci ; c’est impossibleaujourd’hui.

– Eh bien ! comme tu voudras.

Deux suisses coururent mettre Vaska envoiture, et moi, encouragé par ces paroles, je montai quatre àquatre l’escalier, étouffant, presque privé de souffle. En mêmetemps, du salon de lecture, montait « le vieux et trèsestimé » administrateur André Ivanovitch. Lui aussi me demandapourquoi je n’étais pas venu au club depuis si longtemps, et je duslui conter par le menu toute l’histoire de ma maladie. AndréIvanovitch m’écouta avec beaucoup de sollicitude, puis il hocha latête et prononça en aparté :

– Oui, c’est admirable, non moins que lecas de Stépan Stépanovitch qui vit jusqu’à présent.

Stépan Stépanovitch est un vieillard de plusde quatre-vingts ans, paralysé depuis deux ans.

Pourquoi ce rapprochement ?

Le triste état d’esprit dans lequel m’avaitfait tomber cette aimable comparaison se dissipa peu à peu pendantle dîner. Tout le monde m’accueillait aimablement, le dîner étaitexcellent, les conversations très animées. Les vieillards serappelaient le passé, et, comme ma mémoire est riche de souvenirset d’anecdotes, je m’animai beaucoup aussi et parlai beaucoup.Mais, cette fois encore, André Ivanovitch vint tout gâter. À la findu dîner, s’adressant à moi, il me demanda avec le plus gracieuxsourire :

– Vous, Pavel Matvéitch, qui connaisseztant d’hommes célèbres, dites-moi, s’il vous plait, si vous ne vousêtes jamais rencontré avec notre grand historienKaramzine ?

Je voulais répondre : « Non, je n’aipas rencontré Karamzine ? mais j’ai tutoyé Lomonossov »,mais je m’abstins : mon ironie eût été perdue.

Karamzine était mort vingt ans avant manaissance, comment aurais-je pu me rencontrer avec lui ? C’estsurprenant comme les vieillards perdent jusqu’à la notion de lachronologie. Le soir, en jouant au whist, je fis quelques grossesfautes. Pourquoi ? probablement parce que je n’avais pas jouédepuis longtemps ; ou peut-être suis-je en effet semblable àStépan Stépanovitch, qui, depuis dix ans déjà, est si vieux qu’onne lui compte pas ses renonces.

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