La Vie ambiguë

IV

Savieli, se levant de sa chaise, fit le signede la croix, se frotta les yeux, et, constatant que le chantresommeillait, il le réveilla et ne manqua pas de lui faire les plusamers reproches. Puis il sortit pour se débarbouiller ets’habiller, but sans doute un bon verre d’eau-de-vie et revintencore plus hargneux.

– « À quoi sert votre sang après lamort ? », commençait le chantre d’une voixnasillarde.

La maison s’éveillait bruyante. La gouvernanteamena de nouveau les enfants. Cette fois, Sonia fut beaucoup plustranquille et la couverture de soie plut beaucoup à Nicolas, qui semit sans scrupule à jouer avec les franges. Puis vint SophieFranzovna, la sage-femme, qui adressa une observation quelconque àSavieli, et manifesta en matière funéraire une compétence qu’onn’eût jamais soupçonnée d’une personne de sa spécialité. Lesdomestiques, les palefreniers, le concierge et même des gensinconnus de tout le monde vinrent me dire adieu ; tousprièrent très ardemment, les vieilles femmes sanglotaient, et jeremarquai que, parmi ceux qui venaient me présenter leurs devoirs,les gens du peuple non seulement m’embrassaient sur la bouche, maismême le faisaient avec une certaine satisfaction, tandis que lespersonnes de mon monde, même les plus intimes, s’approchaient demoi avec une répugnance qui eût outragé mes yeux de jadis. Nastasiavint de nouveau ; elle avait une robe de chambre bleue àfleurs roses. Ce costume ne plut pas à Savieli, et il lui en fitl’observation sévèrement.

– Mais je n’y peux rien, SavieliPetrovitch, répondit Nastasia, j’aurais voulu mettre une robefoncée, mais aucune n’a la ceinture assez large.

– Ah bien ! alors tu n’avais qu’àrester dans ton lit ; une autre à ta place aurait honte des’approcher du cercueil du prince avec un tel ventre.

– Pourquoi l’insultez-vous, SavieliPetrovitch, objecta Séméon ; elle est ma femme légitime, iln’y a donc aucun péché.

– Je connais ces salopes légitimes,grommela Savieli en retournant dans son coin.

Nastasia, très confuse, voulait répondre parquelque grossièreté, mais elle ne trouva pas le motapproprié ; sa bouche se contracta et dans ses yeux parurentdes larmes.

– « Et tu vaincras leserpent », disait le chantre.

Nastasia s’approcha tout près de Savieli etlui dit à voix basse :

– Vous êtes, vous aussi, un serpent.

– Quoi ! moi, un serpent ?ah ! toi…

Savieli n’acheva pas : un coup desonnette venait de retentir à la porte d’entrée, et Vasutka parut,annonçant l’arrivée de la comtesse Marie Mikhaïlovna.

Le salon se vida aussitôt. Marie Mikhaïlovna,la tante de ma femme, était une vieille dame très importante. Elles’approcha de moi à pas lents, pria avec majesté et voulutm’embrasser ; mais, après avoir réfléchi quelques instants,elle hocha au-dessus de moi sa tête grise nonchalammentencapuchonnée de noir ; après quoi, soutenue avec respect parsa dame de compagnie, elle se dirigea vers la chambre de ma femme.Elle revint un quart d’heure après ramenant sa nièce, laquelleétait en robe de chambre blanche et avait les cheveux défaits. Sespaupières gonflées lui permettaient à peine d’ouvrir les yeux.

– Voyons, Zoé, mon enfant, lui dit lacomtesse, sois courageuse ; rappelle-toi comment, en depareilles circonstances, j’ai supporté la douleur…

– Oui, tante, je serai courageuse,répondit ma femme, et, d’un pas assuré, elle se dirigea versmoi ; mais, sans doute, j’avais beaucoup changé pendant lanuit, car elle chancela en poussant un cri et tomba dans les brasde ses femmes.

On l’emmena.

Ma femme était sans doute très attristée de mamort ; mais, dans toute manifestation extérieure de douleur,il y a presque toujours une certaine dose d’effet théâtral :l’homme même le plus sincèrement attristé ne peut oublier que lesautres le regardent.

À deux heures, les visiteurs commencèrent àvenir. Ce fut d’abord un célèbre général encore jeune, avec desmoustaches grises en crocs et une poitrine constellée. Ils’approcha de moi, voulut aussi m’embrasser ; mais ilréfléchit, et fit un ample signe de croix sans toucher de sesdoigts son front ni sa poitrine, puis s’adressant àSavieli :

– Eh quoi ! cher Savieli ! nousavons perdu notre prince !

– Oui, Excellence, j’ai servi le princequarante ans, et pouvais-je penser…

– Ce n’est rien, rien, la princesse net’abandonnera pas.

Et, tapant sur l’épaule de Savieli, le généralse dirigea à la rencontre d’un sénateur jeune, petit, qui, sanss’approcher de moi, se laissa tomber sur la chaise où Savieli avaitdormi.

La toux l’étouffait.

– Ainsi, Ivan Jéfimitch, disait legénéral, nous avons encore un membre de moins !

– Oui, c’est déjà le quatrième depuis lenouvel an.

– Comment, le quatrième ? paspossible !

– Comment, pas possible ? Juste lejour de l’an, est mort Polzikoff, après, Boris Antonovitch, ensuitele prince Vassili Ivanovitch…

– Oh ! le prince Vassili Ivanovitchne peut compter, depuis deux, années il ne venait plus au club.

– Pourtant il avait renouvelé sacotisation.

– Polzikoff était vieux lui aussi ;mais le prince Dmitri Alexandrovitch ! dans la force de l’âge,un homme bien portant, plein de vie, c’est trop !

– Que faire ? « Nous ne savonsni le jour, ni l’heure. »

– Oui, tout cela est très beau, nous neconnaissons, nous ne connaissons… c’est bien. Mais ce n’en est pasmoins triste de quitter le club, le soir, et de n’être pas sûr d’yretourner le lendemain ; et ce qui est encore plus triste,c’est que vous ne pouvez pas savoir où cette canaille vousattrapera. Ainsi, par exemple, le prince Dmitri Alexandrovitch… ilest allé aux funérailles de Vassili Ivanovitch et s’y estenrhumé ; vous et moi y étions aussi, et nous ne nous sommespas enrhumés.

Le sénateur eut un nouvel accès de toux et sonhumeur acariâtre s’accentua.

– Oui, il a eu un sort admirable, ceprince Vassili Ivanovitch ; toute sa vie, il a fait descanailleries de tout genre. Bien ! et voilà qu’il meurt… Onpourrait croire que c’est la fin de toutes ses canailleries… Pas dutout ! À ses propres funérailles, il a réussi à tuer sonneveu.

– Quelle langue, Ivan Jéfimitch !Vous attaquez non seulement les vivants, mais les morts ? Il ya un proverbe : de mortis, de mortibus…

– Vous voulez dire : de mortuisexat bene, aut nihil ? mais ce proverbe estidiot, je le corrige un peu et dis : de mortuis aut beneaut male, sans quoi l’histoire disparaît ; on ne pourraitprononcer un arrêt juste sur aucun gredin historique, du fait quetous sont morts, et le prince Vassili était dans son genre unpersonnage historique : ce n’est pas pour rien qu’il a eu tantde méchantes histoires.

– Cessez, cessez, Ivan Jéfimitch. Vousavez la langue trop bien pendue. Mais, du moins, vous ne pouvezdire de mal de notre cher Dmitri Alexandrovitch, vous conviendrezque c’était un homme charmant.

– Pourquoi exagérer, général ?Disons que c’était un homme aimable et poli, ce sera bien assez, etchez un prince Troubchevsky ce n’est pas un mince mérite, car, engénéral, les princes Troubchevsky ne sont pas connus pour leuramabilité. Sans aller plus loin, prenez son frère André…

– Ah ! sur lui, je ne discuterai pasavec vous : André m’est tout à fait antipathique. Pourquoidiable est-il si poseur ?

– Il n’a pas lieu d’être poseur, mais cen’est pas la question… Si un homme comme le prince AndréAlexandrovitch est toléré dans notre société, cela prouve notreadmirable indulgence… On ne devrait pas donner la main à un telhomme. Voici ce que j’ai appris sur lui, de source sûre, il n’y apas longtemps…

À ce moment parut mon frère, et les deuxinterlocuteurs se précipitèrent à sa rencontre, lui exprimant leursbien vives condoléances.

Ensuite, à pas timides, entra mon vieuxcamarade Michel Sviaguine, brave homme très viveur. Au commencementd’octobre, il était venu chez moi, m’avait expliqué sa gravesituation et m’avait demandé, pour deux mois, cinq mille roublesqui devaient le sauver. Après quelque hésitation, je lui signai unchèque ; il me proposa un billet à ordre, mais je lui répondisque ce n’était pas nécessaire. Naturellement, au bout de deux mois,il ne put me payer et commença à m’éviter. Durant ma maladie, ilenvoyait de temps en temps demander des nouvelles de masanté ; lui-même ne se montra jamais. Comme il s’approchait demon cercueil, je lus dans ses yeux les sentiments les plusdivers : la tristesse, la honte, la peur, et même, là-bas,tout au fond des yeux, une petite joie à la pensée qu’il avait uncréancier de moins. Mais cette pensée même le rendit tout honteux,et il se mit à prier avec ardeur. Une lutte s’engageait dans soncœur : d’une part, il était tenté de faire sur l’heure ladéclaration de sa dette ; d’autre part, il se disait :« À quoi bon faire cette déclaration, puisque je ne puispayer. Je me libérerai plus tard… Mais peut-être quelqu’un a-t-ilconnaissance de cette dette ; peut-être est-elle inscrite surquelque carnet ?… Il faut l’avouer immédiatement. »

D’un air très résolu, Michel Sviaguines’approchait de mon frère et se mettait à lui parler de ma maladie.Mon frère répondait comme à contre-cœur et en regardant d’un autrecôté ; ma mort lui donnait le droit d’être distrait etrevêche.

– Voyez-vous, prince, commença Sviaguineen hésitant, j’étais débiteur du défunt.

Mon frère devint attentif et le regardainterrogativement.

– Je voulais dire que j’avais de grandesobligations envers feu Dmitri Alexandrovitch. Pendant de longuesannées…

Mon frère se détourna de nouveau, et MichelSviaguine revint à sa place ; ses joues rouges étaient agitéesd’un tressaillement ; ses yeux exploraient la salle, timides.Pour la première fois depuis ma mort, je regrettai de ne pouvoirparler ; j’aurais tant voulu lui dire : « Garde cescinq mille roubles, mes enfants ont assez d’argent. »

Le salon fut bientôt plein, les damesentraient, la plupart deux par deux, et s’immobilisaient le long dumur. Presque personne qui s’approchât de moi : je faisaishorreur à tout le monde. Les dames les plus intimes demandaient àmon frère si elles pouvaient voir ma femme ; mon frère,saluant silencieusement, leur montrait la porte du salon.Instinctivement elles s’arrêtaient au moment d’entrer, puis,baissant la tête, elles se plongeaient dans le salon comme lesbaigneurs qui, après une courte hésitation, piquent une tête dansl’eau froide.

À deux heures, le Tout-Pétersbourg était là.Si j’eusse été vaniteux, l’aspect de la salle m’eût fait grandplaisir ; il vint même des personnages si considérables quemon frère, instruit de leur arrivée, se précipita à leur rencontredans l’escalier.

J’ai toujours entendu avec attendrissement lamesse des morts, bien que, de longues années, elle me soit restéeincompréhensible. « La vie infinie » me troublaitsurtout ; cette expression, dans cette messe, me semblait uneironie ; maintenant ces paroles ont pour moi un sens profond,moi-même ai vécu cette vie infinie ; moi-même ai vécu là« où il n’y a ni maladie, ni douleur, ni soupirs », et,de fait, les soupirs terrestres me semblaient maintenant quelquechose d’étrange, d’incompréhensible. Quand le chœur chantait :« Les sanglots sur le cercueil », comme en réponse onentendait dans les coins de la salle des sanglots contenus. Mafemme se trouva mal de nouveau ; on l’emmena.

La messe finissait. D’une voix basse le diacreprononçait :

« Dans l’heureux sommeil… » ;mais, à ce moment, il se produisit quelque chose d’insolite :la salle devint toute sombre, comme si le crépuscule était descendusur la terre ; je cessai de distinguer les personnages, je nevis que des figures noires. La voix du diacre s’affaiblit, puis setut ; les cierges s’éteignirent ; tout disparut pour moi,et je cessai à la fois de voir et d’entendre.

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