La Vie ambiguë

II – Du même

(Reçue, le 3 avril.)

Comment vous remercier, bien estimée Comtesse,pour vos aimables et amicales lignes. Ne connaissant pas votre écriture, j’ai déchiré l’enveloppe avec un grand sang-froid, mais en voyant la signature…

Vous vous étonnez qu’ayant vécu si longtemps dans la même ville, je ne vous aie pas remarquée plus tôt.Oh ! comme vous vous trompez cruellement. Chaque rencontre avec vous a laissé dans mon cœur une trace profonde, un mélange de joie et d’amertume. Et comment aurais-je pu ne pas remarquer cette beauté sévère, idéale, cette démarche royale, ce regard pensif qui pénètre si avant dans l’âme qu’alors que vous baissez les yeux vers la terre il semble à votre interlocuteur que vous continuez à le regarder derrière vos paupières baissées…

Mais comment pouvais-je vous décrire mes transports ? Vous me paraissiez si inaccessible, vous faisiez si peu attention à moi ! Une fois, je vainquis ma timidité : je vous fis une visite, mais vous étiez absente ; trois jours plus tard, je trouvai chez moi une carte de visite du comte : nos relations se bornèrent là.

Vous me demandez pourquoi j’ai parlé de Koudriachine, et vous voulez savoir mon opinion sur lui. Je connais Koudriachine depuis l’enfance, et nous avons été élèves de la même École supérieure ; il était alors très beau et très bon garçon et viveur effréné : tel il est resté ensuite aux Hussards, et,maintenant en retraite, tel il est encore. Il n’a rien de sublime,il est trop terre à terre ; c’est pourquoi j’ai été surpris de l’attention que vous lui accordiez, et c’est pourquoi je vous ai parlé de lui ; je n’avais pas d’autre raison. Maintenant tous mes vœux tendent à finir au plus vite l’arrangement ou même le dérangement de mes affaires, pour avoir la possibilité d’être à Pétersbourg cet hiver. En même temps que votre lettre, j’ai reçu la lettre du très connu et richissime Sapounopoulo d’Odessa. Ces jours derniers, en passant, il est venu chez moi, a examiné en détail mes domaines, et maintenant il me mande à Odessa, en me proposant une combinaison très compliquée. Je pars demain ; j’espère être de retour dans dix jours, et qui sait… peut-être trouverai-je sur ma table de travail une petite enveloppe ornée d’une couronne comtale.Croyez qu’en ouvrant cette enveloppe je ne serai pas indifférent.

Que signifie cette phrase mystérieuse :« Peut-être nous verrons-nous plus tôt que vous ne pensez » ? Je me rappelle que vous m’avez parlé d’une vieille tante malade qui habite dans le gouvernement de Slobotsk : auriez-vous l’intention de venir la voir ? Quel bonheur ce serait !

Comme je regrette de ne vous avoir pas demandé le nom de cette tante ! Je la joindrais sans doute, et avec transport je baiserais ses mains ridées, parce qu’elle est votre tante, parce qu’elle est vieille et malade et parce que je me sens encore jeune et capable de jouir de la vie.

Et maintenant, puisque je n’ai pas la main ridée de la tante, permettez-moi d’approcher en pensée mes lèvres très respectueusement de la main, blanche comme la neige, qui tiendra cette lettre.

Votre infiniment dévoué,

A.MOJAÏSKY.

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