La Vie ambiguë

XLIII – De Maria Ivanovna Boiarova

(Reçue 5 janvier.)

Chère Kitie,

Tous ces jours j’ai été souffrante :c’est pourquoi je ne suis pas allée aujourd’hui à l’assembléegénérale. Dès la fin de la séance, la baronne Vizen est venue chezmoi et m’a tout raconté en détail : comment la princesseKrivobokaia a renoncé à la présidence, et comment tu as été, àl’unanimité, choisie à sa place. Si j’avais pu prévoir tous cesévénements, j’aurais sans doute vaincu mon mal et serais alléejouir de ton triomphe. Je te félicite de tout mon cœur de cenouveau succès.

J’ai oublié de demander à la baronne si tuétais hier chez Nina Karskaïa. La baronne m’a dit que la soiréeeut, dans son ensemble, beaucoup d’éclat. Je voulais y aller ;mais tout à coup je me suis sentie plus fatiguée, et, à dire levrai, j’ai un trop gros poids sur le cœur pour m’amuser au bal.Dans le monde Kostia ne me parle presque plus : il dit qu’ilne veut pas me compromettre. C’est bien étrange !

Auparavant, il n’avait pas de ces scrupules,et, maintenant que je n’ai nul souci de ce qu’on peut dire de moiet que je suis prête à donner tout pour entendre de sa bouche lemoindre mot caressant, il commence à prendre soin de ma réputation,et il vient chez moi de plus en plus rarement. Tu m’as dis que jesuis responsable de ses façons nouvelles, que je l’ennuie de mesinquisitions, de ma jalousie, de mon espionnage, qu’il faut que jeme montre toujours confiante et de bonne humeur si je veux leretenir… Mais où prendre cette confiance ? Comment être gaiequand l’ennui me ronge le cœur ? Tu dis « lajalousie », mais je ne suis jalouse de personne : il mesemble qu’il ne fait la cour à personne, et au bal il dansetoujours avec de si fâcheuses péronnelles (Nadenka Krivobokaia, parexemple) que ce serait un peu ridicule d’en être jalouse. Si jesavais qu’il aimât une autre femme, je me ferais plus vite à cetteidée qu’à l’idée de me voir abandonné sans nulle cause : –c’est là l’horrible !

La baronne m’a raconté une chose trèsintéressante de la comtesse Anna Mikhailovna. Si je me rappellebien, c’est devant toi, à l’une des séances de la Société, qu’a eulieu ce scandale : Anna Mikhailovna tournant le dos à NinaKarskaïa, ne répondant pas à son salut, et quittant majestueusementla salle. Pendant deux mois elles ne se sont regardées ni saluées.Mais quand Nina a repris sa place dans le monde avec plus d’éclatqu’auparavant, Anna Mikhailovna a commencé à la flatter : ellelui a fait une visite au nouvel an et, avec le concours de maintespersonnes, a manœuvré pour recevoir une invitation à son bal. Ninaa agi très sagement ; elle ne lui a pas rendu sa visite ;mais elle lui a envoyé une invitation, et, pour l’humilierdavantage, la lui a envoyée la veille du bal. Or, imagine-toiqu’Anna Mikhailovna y est venue avec ses deux filles et a quitté lebal la dernière. Voilà ce qui s’appelle avoir du toupet.

TaMARY.

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