La Vie ambiguë

26 mars.

Avant-hier, le docteur m’a permis de me lever,mais non pas de sortir, et aussitôt m’est entré dans la tête leprojet de m’expliquer nettement avec Lydia. À vrai dire, tout monespoir de réussir se fonde sur ce billet. Mais ! que prouve cebillet ? Il est écrit strictement en vue de disculper Michel,je le vois à présent clair comme le jour ; naguère, j’y voyaistout autre chose.

Je parcourais mon appartement, et, enivré parles derniers vers de Tutchev, j’avais perdu jusqu’au souvenir dudésespoir et ne pensais qu’au bonheur d’être le mari de Lydia, delui consacrer tout le reste de mes forces, de ma vie. C’est hierque j’avais définitivement arrêté mon plan et je viens de le mettreà exécution.

J’avais prié le docteur de venir aujourd’huide meilleure heure, pour observer l’effet d’une nouvelle droguefortifiante. Il est venu à dix heures, a paru très satisfait durésultat obtenu et de mon empressement à suivre sesordonnances ; enfin, il a exprimé l’espoir qu’il pourraitpeut-être me permettre de sortir dans une dizaine de jours. Dèsqu’il eut passé la porte je m’habillai et courus à la Serguevskaïa.Mon plan reposait sur ce fait que Maria Pétrovna se levant tard, jene rencontrerais pas d’autres visiteurs. Je ne m’étais pastrompé : Lydia était seule au salon, elle étudiait une sonate.Elle fut très contente de me voir et voulut courir éveiller MariaPétrovna : j’eus du mal à l’en empêcher. Nous avons commencépar dire des niaiseries ; le temps passait ; je savaisque je ne retrouverais pas de sitôt un moment favorable, etnéanmoins une horrible timidité liait ma langue. Enfin je medécidai. Je pris les choses de loin ; je parlai de masolitude… Mais exprimer que Lydia seule pouvait d’un coup fairecesser tous mes chagrins, je n’y parvenais pas. Le langage fierd’un homme libre que je voulais tenir à Lydia baissait de quelquestons. Depuis le commencement de ma harangue, Lydia me considéraitd’un air malicieux ; elle voulait dire quelque chose, maishésitait ; enfin :

– Pavlik, parlez plus clairement. Vous mefaites une déclaration. Oh ! comme vous êtes charmant, commeje suis contente.

Elle quitta sa place et me prit les mains.

– Ce n’est pas un rêve, Lydia !criai-je hors de moi, fou de bonheur, en serrant ses mains. Vousconsentez à être ma femme.

Lydia dégagea ses mains et alla se rasseoir àsa place.

– Mais non, Pavlik, je ne le puis ;et cependant je suis très heureuse de votre proposition.

– Que voulez-vous dire, Lydia, pourquoime torturer ainsi ?

– C’est un grand secret ; mais toutde même je vous dirai tout : j’ai promis à Michel del’épouser.

– Comment, Michel ! il est encore àl’École.

– Dans quatre mois il sera officier etalors nous nous marierons aussitôt, et, si à cause de son âge on lene lui permet pas, il se fera délivrer un certificat médical,demandera un congé et ne retournera au régiment qu’ensuite. C’estdécidé depuis longtemps… j’étais encore en pension ; nous nousaimions déjà. Vous voyez comme je vous aime, quel secret je vousdis… Personne, personne ne le sait. Vous m’avez fait tant de peinequand vous avez parlé de votre solitude que, si je n’étais pasengagée envers Michel, je vous épouserais. Vous ne savez pas…épousez tante Marie : nous vivrions tous ensemble, ce seraitsi gentil ! Vous ne voulez pas ? Je vous en prie,faites-le pour moi. Ah ! puis-je raconter que vous m’avez faitvotre demande ?

Je me taisais.

– Eh bien ! je ne le raconteraipas : je vois que vous ne le voulez pas. Je ne le dirai qu’àMichel. À Michel, on peut… ?

– Oh ! assurément, qu’à Michel, onpeut ! criai-je désespéré. Non seulement qu’on peut, mais ondoit : il le faut. Comment ne pas le raconter à Michel. Ilsera votre mari… Pour tout autre, un tel bonheur suffirait ;mais pour Michel, c’est encore peu : pour son triomphe il luifaut en outre le plaisir de se moquer d’un pauvre vieillard auquelil ne reste rien au monde.

Lydia quitta de nouveau sa place et entourantmon cou de ses bras :

– Cher Pavlik, pardonnez-moi : j’aidit une grosse sottise. Non, non, vous pouvez être sûr que je ne leraconterai à personne : ni à tante Marie, ni à Michel, àpersonne, ce sera un secret de vous à moi ; vous m’aimerezcomme avant, nous resterons amis.

Je me sentis prêt à pleurer comme un enfant etcourus chez moi.

Et voilà comment finit mon dernier amour. Lebonheur est parti, le désespoir seul reste…

Je dois avouer que de retour chez moi,j’éprouvai d’abord une sorte de soulagement. Au moins la situationétait claire : plus de trouble à craindre ni d’espoir ;rien ne m’empêcherait plus de continuer mon journal. Je l’aientrepris en vue d’y résumer ma vie passée, et je me suis laisséentraîner par les événements présents ; désormais, il n’y auraplus de présent ; il n’y aura plus que le passé !

Ce que je goûte le plus dans les explicationsde Lydia, c’est ce certificat de médecin que veut se faire délivrerMichel Kozielsky. Je voudrais voir le médecin qui le lui délivrera.Il est fort comme un tronc d’arbre, et, si même toutes les facultésde médecine du monde s’assemblaient à Pétersbourg, elles nepourraient lui trouver de maladie. Pour être malade, il fautévidemment être un homme intelligent, instruit ; est-ce queles bûches sont malades !

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