La Vie ambiguë

1er décembre.

Trois semaines ont passé déjà depuis le débutde ma maladie. J’ai essayé une foule de mixtures etd’onguents ; à chaque remède nouveau le docteur m’assure quele remède a agi, et pourtant il ne lève pas les arrêts. Dans lasoirée, quelques amis viennent me voir ; aujourd’hui, personnen’est venu, et c’est avec joie que je me remets à mon journal.

Pour établir le bilan de ma vie passée, il mefaut d’abord définir l’homme. Ai-je été : bon ou mauvais,intelligent ou imbécile, heureux ou malheureux. Après avoir alluméun cigare, je me suis assis sur le divan et, pendant deux heures,j’ai réfléchi là-dessus. Ma conclusion a été qu’une question de cegenre est insoluble, même pour l’homme le plus sincère. Quand ontâche à se rappeler tout son passé, aussitôt se présentent avecnetteté toutes nos bonnes actions : on a fait du bien àcelui-ci ; on a sauvé celui-là ; tel jour on pouvaitfaire une méchanceté et on s’en est abstenu. Le souvenir desmauvaises actions est beaucoup plus pâle. Si à votre conscienceapparaît spontanément un acte absolument mauvais, cette fidèlecompagne se fait aussitôt votre avocat ; elle a vite faitd’inventer toutes les excuses possibles, comme si l’aveu de votreculpabilité vous exposait à la déportation. C’est ce qui vient dem’arriver et qui m’arrive chaque fois que je me souviens d’AliochaOkontzev… Mais ce sera pour une autre fois.

Il est encore plus difficile d’apprécier sesqualités que ses actes. Pour juger autrui, nous avons undictionnaire entier de nuances où nous n’avons qu’à choisir. Surtrois hommes qui tiennent autant à leurs biens, du premier, quinous est sympathique, nous dirons qu’il est économe, prudent ;du second, si nous ne l’aimons pas, qu’il est intéressé ; nousne pourrons souffrir le troisième, c’est un ladre. La plupart deshistoriens se prononcent d’après leurs sympathies, ou, pour mieuxdire, leurs caprices. Tout en respectant la vérité, ils peuventtraiter tel personnage de sévère ou de cruel, de bon ou de faible.Il va sans dire qu’en se jugeant soi-même pour sincère qu’on soit,on choisira les nuances les plus tendres. Cependant il en est quiont à dessein présenté leur passé sous les couleurs les plussombres. Des confessions de ce genre masquent mal l’orgueil del’auteur. « Lecteurs, voyez à quel point je suis sévère pourmon passé et inférez-en quel héros je suis devenu. »

À demain.

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