La Vie ambiguë

23 mars.

Si le royaume de l’Amour existait réellement,comme il serait étrange et cruel ! Quelles lois yrégneraient ? Mais peut-il y avoir des lois pour ce souveraincapricieux ! Des centaines de jolies femmes passent devantvous et vous laissent tout à fait indifférent ; tout à coupvous apercevez un visage quelconque, et aussitôt vous sentez quevotre vie en est remplie et que hors ce visage, dans le mondeentier il n’y a plus rien pour vous.

Pourquoi ? Peut-être votre bisaïeula-t-il aimé une femme qui ressemblait à celle-là et son imageest-elle entrée en vous, dans votre sang, dans vos nerfs. C’est unbonheur que de rencontrer cette femme quand on est jeune :elle peut répondre à votre appel, et l’Amour vous recevra tous deuxdans son brillant palais.

Hélas ! ma jeunesse a passé sans que sefît cette rencontre bénie !… Mais pourquoi ne la ferais-jeplus à présent ? « Vous n’êtes pas un vieillard, maistout de même vous êtes âgé », m’a dit Lydia, le jour que nousavons fait connaissance. Qu’est-ce que cela veut dire, âgé ?Est-ce ma faute, si elle est née trop tard ou si je suis né troptôt.

L’âge est-il donc un crime ? Aucontraire, dans toutes les autres circonstances, l’homme, à mesuredes années, rencontre l’estime, les honneurs. Pourquoi donc lepriver du droit le plus sacré, du droit d’aimer ? Aussi bienpourquoi ne pas assassiner tout homme qui a passé laquarantaine ? « Non, me dit la cruelle souveraine, on net’assassinera pas, on ne te privera pas du droit d’aimer. Vienschez moi si tu veux ; mais, dans mon royaume, la vie ne tesera pas douce. Reste plutôt à l’entrée du palais et admire commeje distribuerai aux autres mes sourires, mes caresses ; toi, àla porte, tu n’auras qu’à te taire. Pour toi, ni d’égards, nid’honneurs, et ne t’avise pas de faire voir tonmécontentement : tu te ferais congédier ; ton sangbouillira et les outrages te révolteront, mais il faudra que tusouries ; ton cœur se brisera de douleur, et il faudra que tudanses ; mais surtout il sied que tu te taises, te taises, tetaises ! »

Non, je ne me tairai pas. Quoiqu’il puisse enadvenir, je pénétrerai dans le palais magique et je parleraifièrement le langage d’un homme libre. Peut-être ne mechassera-t-on pas… Les femmes n’aiment pas les seulsjouvenceaux : ainsi, sans aller plus loin, Mazeppa étaitbeaucoup plus vieux que moi, et Marie l’aima. Puis, enfin, je nesuis pas un vieillard, je ne suis pas ce Stépan Stépanovitch, quiest paralysé depuis deux ans.

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