La Vie ambiguë

20 décembre.

Hier, après être resté enfermé cinquantejours, j’ai enfin recouvré ma liberté. Ma première sortie a étépour l’arbre de Noël de Maria Pétrovna, dont j’entendais parlerdepuis plus d’un mois.

Comme je l’ai déjà dit, Maria Pétrovna ahorreur des grandes réceptions, car elle pense que tout le mondes’ennuie chez elle (elle en juge d’après ce qu’elle éprouveelle-même à s’occuper d’hôtes qu’elle connaît peu). Elle ne peutréprimer un bâillement nerveux, et même se traite pour cela parl’homéopathie, mais sans succès. On dit qu’une fois, étant au petitsalon, avec trois dames dont les filles dansaient dans le grand,elle s’endormit complètement. Elle s’est décidée à faire cet arbrepour sa nièce, ce qui prouve combien elle l’aime déjà.

Je me suis tellement habitué, ces temps-ci, àla solitude et à une lampe à abat-jour sombre qu’en entrant chezMaria Pétrovna je fus ébloui par l’éclat des bougies et la fouledes invités.

Il y avait beaucoup d’enfants, de tout âge,mais encore plus de grandes personnes. À la porte du salon, commememento mori, se tenait mon médecin en habit à la dernièremode, en cravate de soie blanche ; sur sa poitrine brillait enguise de bouton un énorme diamant, – faux, sans doute. Il meregarda de la tête aux pieds, et, me frappant sur l’épaule, il medit d’un ton protecteur :

– Eh bien, eh bien ! Mais surtout neprenez pas de glace.

Je suis arrivé à grand’peine jusqu’à MariaPétrovna. Elle semblait non pas ennuyée, mais mélancolique. Je luien demandai la raison.

– Ah ! Paul, vous savez comme j’aimeles enfants, et Dieu m’a privée de ce bonheur. Que donnerais-jepour que tous ceux-là soient à moi !

– Ce serait bien tant pis pour vous,Maria Pétrovna : vous auriez au moins cent cinquante ans.

– Vous avez toujours le mot pour rire.Comment trouvez-vous ma nièce ?

– Je ne l’ai pas vue.

– Est-ce possible ? Je vais vous laprésenter tout de suite. Michel, cherchez Lydia, je vous prie, etme l’envoyez.

Michel Kozielsky, un grand et beau page, auvisage gai et souriant, partit à la découverte.

Le moment d’après, accourut vers nous unefillette très jolie, au nez retroussé et aux yeux noirsprovoquants. Ses dix-sept ans n’en paraissaient pas quinze. Ce futpour moi une surprise comme si j’avais gagné à l’arbre de Noël. Jene pouvais m’imaginer que Maria Pétrovna eût une nièce aussicharmante. Son visage rose respirait la joie ; elle prit unair sérieux et me salua avec cérémonie ; mais elle ne put secontenir longtemps et éclata de rire.

– Je vous connais depuis longtemps. Cheztante, il y a beaucoup de vos portraits, et vous ressemblezbeaucoup à Kostia.

– Quel Kostia ?

– C’est mon oncle. Je l’appelle Kostiaparce que je l’aime beaucoup. Voulez-vous un bonbon ? Ceux-cine sont pas fameux. Je vais vous chercher des chocolats.

– Lydia Lvovna, vint dire MichelKozielsky, la baronne arrive avec ses filles.

Lydia prit de nouveau une mine sérieuse, commeil convient à une maîtresse de maison, et gravement se dirigea versla baronne.

Mais, en passant, elle attrapa un gros garçonen veston blanc et lui posa sur la tête un bonnet en papier vert.Et moi, le docteur me prit pour me présenter à son épouse. Engénéral, le docteur est sans façons, et il tient à faire voir partous les moyens qu’il est intime dans la maison ; il parlaittrès haut et naturellement français. Il a soigné, il n’y a paslongtemps, une cocotte française et a appris d’elle l’argot deParis ; dans tous les coins du salon, on entendait savoix : « Couci, couça, Madame… En voilà une gaffe parexemple ! » Mais cela ne l’empêchait pas de se trompersur les genres et de dire : « l’arbre est trèsbelle ». Diable de genres ! il n’arrive pas à s’entirer : c’est le tendon de cet Achille. Son épouse est unepetite femme très modestement habillée et tout à fait nulle. À sescôtés accouraient à tout instant deux fillettes aux longs cheveuxblonds qui apportaient des bonbons, des oranges et des petitsobjets de l’arbre et mettaient tout cela dans un réticule en soie.À peine avais-je échangé quelques mots avec ma nouvelleconnaissance que Lydia était devant moi, tenant un petit bonnet depapier rose à la main. Une foule de jeunes personnes s’arrêtaient àdeux pas d’elle.

– Voilà Sonia Kozielskaïa (elle baissaitla tête et me regardait malicieusement), Sonia Kozielskaïa qui ditque je n’oserai pas vous mettre ce petit chapeau ; j’ai ditque si. Vous ne vous fâcherez pas ?

– Nullement, si cela vous faitplaisir.

– Oh ! comme vous êtes bon. Tantedisait vrai. Mais non : ce ne serait pas convenable, et missTake me gronderait.

– Qui est miss Take ?

– Comment, vous ne connaissez pas missTake ! C’est ma gouvernante ; elle est très sévère. Ilvaut mieux que je vous apporte une glace.

– Je vous remercie ; mais le docteurm’a défendu de manger des glaces.

Le docteur sembla réfléchir et dit :

– Ce n’est rien ; devant moi, onpeut.

Lydia courut chercher une glace et, à lagrande joie de la jeunesse, mit sur sa tête le petit bonnet rose,que, par politesse, elle avait appelé le petit chapeau.

– Lydia Lvovna, lui dis-je, en prenant deses mains la petite tasse de liquide rose qui avait dû être de laglace, vous me gâtez tant aujourd’hui que je me crois aussi ledroit de vous apporter des bonbons ; quels sont ceux que vouspréférez ?

– Les fondants roses.

Dans sa robe rose, avec le bonnet rose sur latête et ses joues roses, elle-même ressemblait à une fleur rose ouà un bonbon rose.

À onze heures, l’arbre de Noël étantdépouillé, on emmena les petits enfants, et les grands se mirent àdanser.

Les danses ne cessèrent pas d’un moment, etl’animation était telle que, cette fois, Maria Pétrovna ne pouvaitdire qu’on s’ennuyât chez elle. Je fis avec Lydia deux tours devalse, puis elle me dit :

– Savez-vous que vous dansez très bien,beaucoup mieux que tous les jeunes… excepté Michel.

– Lydia Lvovna, pourquoi me faites-vousde la peine ? Suis-je un vieillard ?

– Non, vous n’êtes pas unvieillard ; mais cependant vous êtes âgé.

– Prouvez que vous ne me prenez pas pourun vieillard et dansez une mazurka avec moi.

Lydia n’avait pas eu le temps de me répondre,que l’insupportable docteur se mêlait à notre conversation.

– Non, mon cher, laissez cela ; ilest temps de rentrer ; en voilà assez pour la premièrefois ; vous ne pouvez pas danser la mazurka ni souper.

Je protestai timidement ; mais le docteurfut inexorable.

– Regardez-vous dans la glace. À quoiressemblez-vous ?

Il fallait obéir. En traversant la salle àmanger où il n’y avait personne, je m’arrêtai devant une glace, etqu’y ai-je vu ? j’y ai vu un visage très jeune, très animé, neressemblant à personne qu’à Pavlik Dolsky qui, toute sa vie, asoupé et a dansé la mazurka.

Je suis rentré très content de masoirée ; mais la fatigue sans doute, car j’ai déjà perdul’habitude de sortir, m’empêcha longtemps de m’endormir. Vers lematin, je rêvai que je mangeais un fondant rose.

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