La Vie ambiguë

VI

En Russie… à la campagne… Des isbas de boiscouvertes de chaume bordent une large route qui va jusqu’à lamontagne. C’est une grise journée d’automne, ou, peut-être, lesoir. Une pluie, fine et froide, filtre d’un ciel monotone ;le vent siffle, arrache la paille des toits. Une rivière roulerapidement ses eaux clapoteuses. Je la traversai sur un pont bossu,chancelant et sans parapet, de l’extrémité duquel partaient deuxchemins : l’un, à gauche, allait vers la montagne et secontinuait à-travers champs ; à droite, une vieille église debois à dôme vert paraissait se pencher sur un précipice. J’allai àdroite ; derrière l’église le sol se bossuait de monticulesque dominaient des croix vermoulues, et, entre les tombes, le ventsecouait les branches mouillées et presque nues de jeunessaules ; plus loin, s’étendait un champ inculte et noir et,malgré toute la tristesse de ce paysage, j’avais l’indistinctsouvenir de quelque chose d’agréable qui s’y serait écoulé. Maispourquoi cette obscurité ? pourquoi n’y a-t-il là nul êtrevivant ? pourquoi toutes les isbas sont-elles ouvertes ?à quelle époque ai-je vécu dans cette campagne ? est-cependant la guerre des Tatars ? quelque invasion a-t-elle ruinéce nid, ou bien les voleurs qui vivaient dans le village en ont-ilschassé les habitants sur la forêt et le steppe ? Je rebroussaichemin jusqu’au pont et me dirigeai à gauche vers lamontagne : même solitude, même spectacle de désolation. Prèsd’un puits en ruine, je vis enfin un être vivant : un trèsvieux chien, étique et pelé, et qui paraissait sur le point demourir de faim ; ses vertèbres et ses côtes étaient presque ànu ; avec des efforts convulsifs, il se dressa sur ses pattes,mais ne put se mouvoir, et, retombant dans la boue, il se mitdésolément à ululer.

De toute mon âme je m’efforçai de voir cettecampagne sous un autre aspect : un soleil pourpre se lever,puis disparaître nonchalamment derrière la montagne, des moissonsonduler, le fleuve et la montagne briller comme de l’argent dansles nuits glacées de lune. Or je ne pus me remémorer rien desemblable, comme si, là, toute l’année, le ciel dût être gris,qu’une petite pluie dût arroser la campagne, tandis que le vententrerait librement dans les isbas vacantes et regagnerait l’espacepar les cheminées inutiles.

Mais tout à coup, parmi le silence mortel,voici le son des cloches. Il est si brisé, si lamentable qu’on lecroirait d’une voix qu’expire une poitrine agonisante. Je marchedans la direction d’où viennent ces sons, et j’entre dansl’église : elle est pleine de gens du plus humble peuple. Lamesse a quelque chose d’extraordinaire. Par instants, de coins dutemple partent des gémissements. Les larmes coulent sur les rudesvisages halés. Je fends la foule, péniblement, car elle estcompacte et le sol inégal. Sur la droite un grand nombre de ciergesbrûlent devant l’icône miraculeuse de la mère de Dieu. L’icône estnoire, sans auréole ; à peine si une mince couronne d’or nimbela tête révérée, dont les yeux regardent avec une miséricordeinfinie ; devant l’icône, une énorme quantité de mains, depieds, d’yeux d’argent et d’ivoire sont suspendus, ex-votos desmalades qui sollicitent la guérison. De l’autel part la voixvieillie, mais nette, du prêtre qui récite une prière que je neconnais point : « Dieu miséricordieux, regarde tesesclaves ici présents et pardonne-leur. Tu nous punis pour nospéchés, mais ta colère est trop lourde pour nous. Ô Dieu, arrête tamain vengeresse et pardonne-nous. L’ennemi cruel nous a vaincus,nous n’avons plus ni chef, ni maison, ni pain. Soit, et nousexpions ainsi nos péchés ; mais pourquoi nos enfants innocentsdoivent-ils périr ? Nous avons patienté, nous avons supportéta volonté ; mais nous sommes des hommes et nos forcesdéfaillent. Aucun secours ne nous arrive et, pour la dernière fois,nous t’implorons. Ô Dieu ! ne nous accule pas à la révolte etau désespoir ; tu nous as donné la vie ; ne nous l’ôtepas avant le terme. »

Mais, aussitôt, parmi les fidèles, unmouvement se produit ; la foule se divise, et le prêtre, à pasrapides, s’approche de l’icône miraculeuse. Le prêtre est petit,vieux ; sa courte barbe grise est mal peignée ; son habitusé, décoloré, n’est pas fait à sa taille et traîne sur lesol : « Ô Reine du Ciel, crie-t-il d’une voix haute etchevrotante, tu connais nos souffrances humaines, tu sais ce qu’estsouffrir, pleurer, tu as vu ton fils bien-aimé mourir sur unecroix ; tu as vu ses bourreaux rire de lui à sa dernièreheure… Quelle douleur peux-tu comparer à la tienne ? Dis à tonfils… » Le prêtre ne peut continuer, sa voix meurt et, ensanglotant, il s’affaisse. Aussitôt la foule, dix mille personnes,tombe à genoux, et maintenant c’est elle tout entière quigémit…

Mon cœur était douloureusement fraternel àcette désolation du peuple : je me jetai aussi à genoux etoubliai tout. Quand je revins à moi, l’église était vide, toutesles bougies étaient éteintes ; seule une petite lampe brûlaitdevant la sainte image de la Reine du Ciel. Sous cette faiblelumière, l’expression de son visage changeait : il n’étaitplus miséricordieux, mais indifférent et peut-être sévère.

Je sortis de l’église avec le faible espoir derencontrer quelqu’un. Hélas ! autour de moi, même silence etmême solitude. Comme auparavant, le ciel était obstinémentgris ; comme auparavant tombait une pluie serrée, les feuillesétaient jaunes, et le vent, insupportablement, courbait jusqu’àterre les branches nues des saules et effrayait l’âme par unsifflement monotone.

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