La Vie ambiguë

7 décembre.

Aliocha Okontzev était mon plus proche voisin,mon parent éloigné et mon meilleur ami d’enfance et d’adolescence.Je n’ai jamais rencontré d’homme plus sympathique ; c’était,avec de l’esprit et du plus original, le cœur le plus tendre, leplus doux, le plus ingénument confiant. À vingt-trois ans, ilépousa une jeune fille de Moscou, de famille noble et riche. Jamaisje n’oublierai ma première rencontre avec Hélène Pavlovna.

Je venais de prendre, au régiment, un congé detrois mois et me rendais à Vassilievka pour arranger des affairesrelatives à l’émancipation. En passant à Moscou, j’entrai aurestaurant Troïtzky, et là, au fond de la salle, près del’orchestre, j’aperçus Aliocha en compagnie d’une gracieuse jeunefemme. Il se jeta à mon cou et me présenta sa femme.

– Vois-tu, Lili, disait-il avec une vraiejoie, tu as eu sans doute le pressentiment que nous lerencontrerions ici ; ce n’est pas pour rien que tu prenaistant d’intérêt à mes récits. Imagine-toi, Pavlik, qu’hier toute lajournée, elle m’a demandé de déjeuner aujourd’hui au restaurant. Jene pouvais comprendre pourquoi cette fantaisie lui était venue.

– Je n’avais aucun pressentiment,répondit-elle en souriant, mais je n’avais jamais entendud’orchestre comme celui-ci, et depuis longtemps déjà je m’étaispromise de déjeuner au restaurant aussitôt mariée.

Le déjeuner fut très gai. Je me rappelle qu’aupremier abord la beauté d’Hélène Pavlovna ne fit pas sur moi grandeimpression ; je fus seulement surpris de son regard étrange,mystérieux et fixé à distance ; ses yeux verts semblaientposer une question à laquelle nul ne pouvait répondre. Après ledéjeuner, la fantaisie lui vint d’aller chez un photographe fairefaire le portrait de notre groupe en souvenir de cette rencontre.Naturellement nous avons acquiescé à son désir ; et ce groupe,que j’ai appelé prophétique, demeure chez moi le seul monument dupassé. Le même soir, nous quittions Moscou pour la campagne. Nospropriétés n’étant distantes que de quatre verstes, nous nous vîmestous les jours. Deux mois plus tard, je commençai à remarquer quele regard mystérieux s’arrêtait longuement sur moi.

Que je fusse amoureux d’Hélène Pavlovna, riend’étonnant ; mais pourquoi m’aima-t-elle ? C’est encorepour moi une énigme. Aliocha était beaucoup mieux que moiphysiquement et sous tous les autres rapports, je n’ose même pas mecomparer à lui… Et notre aventure commença six mois à peine aprèsson mariage.

Plus tard, quand je songeais à ma conduited’alors, je me consolais à la pensée d’avoir lutté longtemps contremes sentiments. Hélas ! je dois avouer que, si j’ai lutté, cene fut pas avec beaucoup de persévérance. Si j’eusse été absolumenthonnête, je serais parti sans attendre la fin de mon congé, mais jene partis pas… puis je fis renouveler mon congé… puis je donnai madémission et acceptai les fonctions d’arbitre. Je passai deuxannées à la campagne ; et ces deux années sont l’époque laplus intéressante et la plus honteuse de toute mon existence. Mavie était remplie : je ne la donnais pas toute à HélènePavlovna ; mes devoirs d’arbitre occupaient plus de la moitiéde mon temps ; l’amour était plutôt pour moi un repos, unedistraction. Ainsi je n’ai pas même l’excuse de la passion.

Les Okontzev passèrent l’hiver auchef-lieu ; je louai un pavillon dans la cour de la maisonqu’ils occupaient, et je venais chez eux chaque fois que j’étaislibre. Je ne puis dire que ma conscience fut toujourstranquille ; parfois je ne pouvais regarder sans effroi le bonet confiant Aliocha ; mais cette conscience même de laprofondeur de mon crime et la crainte perpétuelle d’être surprisdonnaient à notre intrigue un charme particulier, mauvais.

À la fin de l’hiver suivant, Aliocha pritfroid et tomba gravement malade. Hélène Pavlovna demeura à sonchevet et, avec un dévouement admirable, remplit ses devoirs degarde-malade.

Mais quand Aliocha fut mieux, elle ne putcacher son désappointement, qui s’accrut quand le docteur décidaqu’il fallait qu’Aliocha allât pour un an dans les pays chauds. Lelaisser aller seul, Hélène Pavlovna ne le pouvait pas, et seséparer de moi lui semblait impossible ; en vain, je juraisque j’irais les rejoindre l’été : elle était inconsolable. Àla fin d’avril, Aliocha étant en état de supporter le voyage, ledépart fut fixé au commencement de mai. Le jour venu, je restaitrès tard chez les Okontzev. La soirée était si chaude que la portedu balcon était restée ouverte et qu’Aliocha respirait avec plaisirl’air pur du printemps. Hélène Pavlovna était très animée etcausait gaîment du voyage prochain, tout en préparant des remèdespour son mari, et avec un sourire elle me dit qu’il était l’heurede partir. J’avais déjà franchi la porte quand Aliocha merappela : « Tu vois, Pavlik, dit-il eu me serrantfortement la main, je voulais te dire… Tu ne peux t’imaginer commeje suis heureux de pouvoir partir, mais je suis ennuyé de meséparer de toi. Donne-moi la parole de venir chez nous cetété. » Les plus amers reproches m’eussent moins impressionnéque ces paroles amicales. Quelque chose m’oppressait le cœur ;le vague pressentiment d’un malheur me tint éveillé : ce nefut qu’au matin que je m’endormis d’un sommeil lourd, troublé.

Je fus éveillé par la nouvelle de la mortd’Aliocha. Le docteur perdit absolument la tête devant cette finimprévue ; mais il finit par décider qu’elle était due à unerechute et se tranquillisa. On attribua la cause de la rechute à laporte ouverte du balcon. Toute la ville assista au service ;chacun fut frappé de la profonde douleur d’Hélène Pavlovna. Il neme venait pas en tête de douter de sa sincérité, car moi-même jesouffrais cruellement de douleur et de honte ; àl’enterrement, elle se frappa la tête contre le cercueil et tombaévanouie sur les marches du catafalque.

Je ne savais pas s’il était convenable de luifaire visite le jour même ; mais elle me tira d’embarras enm’écrivant qu’elle m’attendrait à neuf heures. Je la trouvai pâle,mais calme, vêtue d’une robe neuve, blanche, garnie de dentelles.Elle m’aborda par ces paroles : « Quel bonheur que toutcela soit enfin fini ! » Et avec un sourire elle metendit la main.

Je fus si étonné de ces paroles, de cesourire, qu’il me fut impossible de prononcer un mot. Soudain unelueur sinistre éclaira les ténèbres où se débattait mapensée : Hélène Pavlovna avait empoisonné Aliocha. Au momentmême, elle prononça en français une phrase dont le sens étaitqu’aucun acte ne fait hésiter la femme qui aime, tandis que l’homme(je me rappelle qu’elle disait : vous autres) ne pense pasmême à apprécier son sacrifice.

Si aujourd’hui Hélène Pavlovna avait àrépondre en justice de l’empoisonnement de son mari et que je fussedu jury, en conscience je ne pourrais la déclarer coupable ;mais, dans ce jour terrible, la phrase qu’elle prononçaitcoïncidait si bien avec ma pensée qu’il ne me resta pas l’ombred’un doute. Je voulais me jeter sur elle, lui arracherl’aveu : je voulais courir et demander l’exhumation etl’autopsie du corps d’Aliocha ; mais je n’en fis rien, je nesongeai qu’à moi, et, prétextant un mal de tête, je quittai HélènePavlovna en lui promettant de revenir le lendemain matin. Il mesemble qu’en lui disant adieu je la baisai au front.

Le lendemain matin, au lever du soleil, je merendais à Vassilievka. J’arrangeai en hâte mes affaires et partispour l’étranger.

– Pendant quatre ans, je voyageai enEurope sans trouver nulle part la tranquillité. La pensée quej’étais, bien qu’indirectement, l’assassin d’Aliocha, me suivaitpartout.

Au commencement, Hélène Pavlovna m’écrivit, mesuppliant de revenir, puis elle m’accabla de reproches. Je ne luirépondis pas. Je crois que si elle s’était présentée à moi avec sonsourire énigmatique, je me serais jeté à ses pieds et aurais cruchacune de ses paroles ; mais ces lettres dures, fâchées, nefaisaient que fortifier mes soupçons ; elle n’y a jamais faitallusion ; peut-être jusqu’ici les ignore-t-elle…

Enfin le temps passa. Je rentrai en Russie,m’installai à Pétersbourg, repris du service, m’inscrivis au club.Ce fut le commencement de cette vie oisive, mondaine, où un jouraprès l’autre passe sans apporter ni joie ni douleur, où l’espritet la conscience s’assoupissent au bruit monotone des petitesrivalités et des petites vanités.

Je ne suis allé qu’une fois à Vassilievka, àla nouvelle d’une grave maladie de ma mère. Je n’y ai plus trouvéHélène Pavlovna, et j’ai appris que, deux ans après la mortd’Aliocha, elle s’était remariée avec un comte polonais, et que,bientôt après, veuve une seconde fois, elle s’était installée dansses nouveaux domaines de Pologne.

Pendant quinze ans, je n’entendis plus parlerd’elle. Au commencement de l’hiver dernier, j’étais à une matinéechez la princesse Kozielskaïa et m’apprêtais à partir, quand onannonça la comtesse Zavolskaïa. « C’est une vieille amie deMoscou, expliquait la maîtresse de maison ; nous sortionsensemble. Dieu ! qu’elle a été belle ! Maintenant, ellemène ses filles dans le monde. » On vit entrer une dame enrobe noire, au visage jaune, aux yeux éteints, sans aucune trace debeauté ; deux jeunes filles l’accompagnaient, très élégammentvêtues. « Chère Hélène, quel bonheur de vousvoir ! » prononçait emphatiquement la princesse enroulant son gros corps à la rencontre des visiteuses. Au son de lavoix de la dame en noir, je tressaillis : c’était la voixd’Hélène Pavlovna. La princesse la présenta à ses hôtes. Arrivéedevant moi, Hélène Pavlovna me toisa d’un regard rapide, et, sansme tendre la main, s’adressant à la princesse, elle dit :« Nous nous connaissons de longue date, Monsieur était trèslié avec mon premier mari. »

Depuis, j’ai souvent rencontré dans le mondeHélène Pavlovna, et son attitude à mon endroit a toujours étéfroide jusqu’à l’impolitesse.

Une fois, à une soirée chez la même princesseKozielskaïa, je me trouvai par hasard avec elle à une table de jeu.Au commencement, tout alla bien ; mais, quand il lui fallutjouer avec moi, elle appela un vieux général et lui remit son jeuen disant qu’elle était fatiguée.

Sa fille cadette, qui est du second lit, n’estpas jolie, bien qu’elle rappelle un peu Hélène Pavlovna dans sajeunesse ; mais l’aînée est charmante ; par son visage etses manières, elle est tout le portrait d’Aliocha. Souvent j’aivoulu l’approcher et faire plus ample connaissance ; mais,probablement sur l’ordre de sa mère, elle affecte de regarder dansle vide.

Enfin ! j’ai raconté brièvement monroman. Peut-on à ce sujet parler de bonheur ? Dans toute cettehistoire, ma conduite ne fut ni honnête ni sage. Je pourrais mejustifier en disant qu’à ma place beaucoup auraient fait commemoi ; mais est-ce une justification ?

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