La Vie ambiguë

8 novembre.

Aujourd’hui, j’ai tiré de mon bureau lacollection de mes portraits, que j’avais rapportée de la campagneaprès la mort de ma mère, et je me suis mis à les examiner. Lepremier, un daguerréotype, date de mon premier voyage àPétersbourg ; il est presque tout effacé ; à la place duvisage, il n’y a qu’une tache blanche. Le suivant est déjà unephotographie, et j’y suis représenté en uniforme de page. Quelgentil garçon j’étais dans ce temps-là ! Puis, me voici enuniforme de hussard ; puis en frac avec la chaîne d’arbitreterritorial ; ensuite en uniforme de chambellan, et puisencore dans des groupes. Un, où je figure en compagnie d’AliochaOkontzev et de sa femme, a excité en moi un pénible souvenir etéveillé ma conscience depuis longtemps endormie. J’eus beaucoup depeine à me séparer de ces muets témoins des tempêtes passées. Aprèsquoi, je m’assis devant la glace et commençai à comparer mon visageà ces divers portraits. À mon sens, c’est avec le portrait du pageque j’ai gardé le plus de ressemblance : le visage est presquele même ; seulement j’ai aujourd’hui de grandes moustaches queje n’avais pas alors, et il faut dire aussi que les cheveux sontplus rares, mais le regard, l’expression n’ont pas changé.

Le docteur me surprit dans cetteoccupation.

– N’est-ce pas, Féodor Féodorovitch, luidemandai-je, que je ressemble à ce page ; qu’il n’y a pasgrande différence ?…

– Eh ! eh ! il y en a unepetite. D’abord, le page n’a pas de rides.

Ce maudit docteur me rendra fou. Sans doute,le mot ride m’est connu depuis longtemps : je l’ai souventemployé dans la conversation ; mais je ne me suis jamais renducompte de son sens véritable.

– Où donc ai-je des rides ?exclamai-je avec désespoir.

Le docteur me les indiqua.

– Mais ce ne sont pas des rides, ce sonttout simplement de petits plis de la peau.

– Parfaitement ; mais, quand vousétiez page, vous n’aviez pas ces petits plis, et aujourd’hui ils ysont.

– Ce sont les réflexions, les nombreusespensées…

– Oh ! les nombreuses pensées !et davantage les longues années. Mais ne vous agitez pas, etlaissez-moi écouter votre cœur.

Chez ma défunte mère, qui était toujoursmalade, et chez Maria Pétrovna, qui, toujours bien portante, sesoigne sans cesse, j’ai observé bien des types de médecins. FéodorFéodorovitch appartient au plus odieux : c’est un médecinironique, un faiseur de bons mots ; j’ai toujours peur qu’ilne jette dans l’ordonnance un de ces calembours latins dont on neréchappe point.

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