La Vie ambiguë

III

Ce fut l’un des plus intéressants et des plusmystérieux épisodes de ma vie. Il y a quelques années, pour lasanté de ma femme, nous avons passé presque la moitié de l’annéedans le midi de la France. Là, nous fîmes connaissance d’unefamille très sympathique, celle du comte de La Roche-Maudin. Lecomte nous invita. Je me rappelle que, ce jour-là, ma femme et moiétions particulièrement gais. Nous avons pris pour nous rendre auchâteau une voiture découverte. Il faisait une de ces tièdesjournées d’octobre si charmantes dans ce pays ; les champsnus, les vignes dépouillées, les feuilles des arbres coloréespuissamment ; tout cela, sous les rayons du soleil encorechaud, avait un aspect de fête ; l’air pur disposait à lagaieté, et nous bavardâmes tout le long du chemin. Mais, dès qu’onentra sur le domaine du comte, ma gaieté s’envola. Il me semblaitconnaître ces lieux et, confusément, les avoir habités jadis. Cettesensation, assez angoissante, s’augmentait d’instant en instant,et, quand nous débouchâmes sur la large avenue qui conduit auchâteau, j’en dis un mot à ma femme.

– Quelle niaiserie !s’exclama-t-elle. Tu me disais encore hier que, même dans tonenfance, quand tu habitais Paris avec ta mère, vous n’étiez jamaisvenus dans cette région.

Je me tus, n’étant pas en veine decontradiction ; l’imagination, comme un éclaireur, m’annonçaittout ce que j’allais voir. Voici la grande cour d’honneur couvertede sable rouge ; voilà le porche timbré du blason des LaRoche-Maudin ; ici, la salle aux deux étages defenêtres ; là, le grand salon orné des portraits defamille ; et même l’odeur particulière de ce salon, odeur demusc et d’acajou, me revint comme dès longtemps familière.

Je me laissais aller à la dérive de profondesréflexions, quand le comte de La Roche-Maudin me proposa unepromenade au parc. Là, de tous côtés, je fus assailli de souvenirs,vagues, mais si vivants que j’écoutais à peine le maître de lamaison, qui déployait toute son amabilité pour me faire parler.Comme, à une de ses questions, je venais de répondre quelque chosed’incohérent, il me regarda furtivement avec une expressionévidente de pitié.

– Ne vous étonnez pas de ma distraction,comte, lui dis-je. J’éprouve une sensation très étrange :évidemment, je suis pour la première fois dans votre château, et,néanmoins, il me semble que j’ai vécu ici des années entières.

– À cela, rien d’étonnant : tous nosvieux châteaux se ressemblent.

– Oui, mais c’est expressément ce châteauque j’ai vu… Croyez-vous à la métempsycose ?

– Comment vous dire ?… Ma femme ycroit ; moi, pas beaucoup ; mais tout est possible.

– Oui, tout est possible, j’en suis deplus en plus persuadé.

D’une phrase aimable et plaisante, le comteexprima le regret de n’avoir pas habité le château cent ans plustôt, pour avoir déjà le plaisir de m’y rencontrer.

– Vous cesseriez peut-être de rire, luidis-je, en faisant un immense effort de mémoire, si je vous disaisque tout à l’heure nous allons voir une grande allée demarronniers.

– Une grande allée de marronniers,certes : la voici à gauche.

– Et, en passant par cette allée, nousverrons un lac.

– Vous êtes trop aimable d’appeler cettepièce d’eau un lac : nous verrons simplement un étang.

– Bien, je vous fais la concession, maisce sera un très grand étang.

– Laissez que je vous en fasse uneautre : ce sera un petit lac.

Je ne marchai pas, je courus jusqu’au bout del’allée de marronniers ; là, je vis dans tous ses détails letableau que, depuis quelques instants, mon imagination medessinait : de jolies fleurs rouges bordant un largeétang ; près du ponton, un canot ; de l’autre côté del’eau, des bouquets de vieux saules. Mon Dieu ! mais,sincèrement, je suis venu ici, je me suis promené dans ce canot, jeme suis assis sous ces saules, j’ai cueilli de ces fleursrouges !…

Nous nous promenâmes en silence au bord dulac.

– Permettez, dis-je, en regardant vers ladroite, il doit y avoir par ici un deuxième étang, puis untroisième.

– Non, mon cher prince, cette fois votremémoire ou votre imagination vous trahit : il n’y a pasd’autre étang.

– Mais assurément il y en a eu, regardezces fleurs rouges, elles bordent ce terre-plein comme elles bordentle premier étang ; le deuxième étang était là : on l’acomblé, c’est évident.

– Malgré tout mon désir d’être de votreavis, je ne puis, mon cher prince, souscrire à ce que vous diteslà. J’ai bientôt cinquante ans ; je suis né dans cechâteau ; or je vous assure qu’ici il n’y a jamais eu dedeuxième étang.

– Mais peut-être avez-vous au châteauquelque vieillard…

– Joseph, mon gérant, est beaucoup plusâgé que moi ; nous le questionnerons tout à l’heure.

Dans les paroles du comte, à travers sapolitesse exquise, perçait la peur évidente d’avoir affaire à un deces maniaques qu’il est imprudent de contredire.

Un instant avant qu’on se mît à table, commenous entrions dans son cabinet de toilette, je rappelai au comtequ’il m’avait parlé du vieux gérant. Aussitôt il le fit venir. Àtoutes nos questions, le vieillard répondit avec assurance que leparc n’avait jamais eu de deuxième étang.

– Du reste, ajouta-t-il, j’ai chez moitous les vieux plans du domaine, et si Monsieur le comtepermet…

– Oui, oui, apportez-les et tout desuite : il faut élucider cette affaire, sinon notre cher hôtene mangerait pas de bon appétit.

Joseph apporta les plans, le comte y jeta lesyeux, et, tout à coup, il poussa un cri de surprise : sur unvieux plan, sans date, trois étangs étaient dessinés, et toutecette partie du parc était dénommée « les Étangs ».

– Je baisse pavillon devant le vainqueur,me dit le comte avec une gaîté feinte et en pâlissant un peu.

Mais je n’avais nullement l’attitude d’unvainqueur ; cette constatation m’avait accablé.

En descendant à la salle à manger, le comte mepria de ne rien dire devant sa femme, très nerveuse, expliqua-t-il,et encline au mysticisme.

Il y avait beaucoup de monde à dîner ;mais le maître de la maison et moi nous restâmes silencieux pendantle repas, et nos femmes nous reprochèrent notre peu d’entrain.

Depuis, ma femme revint souvent au château deLa Roche-Maudin ; quant à moi, je ne pus jamais me décider à yretourner ; je restai en relations très intimes avec le comte,et, quand je refusais ses invitations, il n’insistait pas. Le tempsa effacé peu à peu l’impression que m’avait faite cet étrangeépisode ; je m’étais efforcé de l’oublier. Maintenant que jesuis au cercueil, j’essaye de me le rappeler dans tous ses détailset de le juger avec calme, parce que, maintenant, je saispertinemment que j’étais déjà venu au monde avant de m’appelerprince Dmitri Troubchevsky. Que j’aie habité jadis le château de LaRoche-Maudin, cela ne fait pour moi aucun doute. Mais en quellequalité ? Étais-je le maître, l’hôte, un domestique, unpaysan ! Une chose me semblait indiscutable : j’y avaisété très malheureux. Comment expliquer autrement le sentiment dedouleur poignante qui m’avait saisi dès l’entrée, et que j’éprouveencore maintenant à l’évocation de ces choses. Par instants, mesidées à ce sujet se précisaient un peu ; les images, les sonsse coordonnaient ; mais le ronflement de Savieli et du chantrem’a distrait ; le fil de mes pensées se rompt et elless’éparpillent de nouveau. Savieli et le chantre ont dormilongtemps. La lumière des cierges faiblit, et les premières lueursd’un jour froid et clair m’ont regardé longtemps derrière lesstores baissés des grandes fenêtres.

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