La Vie ambiguë

XXVII – De A. V. Mojaïsky

(Reçue 4 septembre.)

Chère Kitie,

Les Grecs m’ont surpassé en ruse, ce n’est pasen vain qu’on lit dans les chroniques de Nestor : « LesGrecs sont rusés encore aujourd’hui. » Jusqu’à présent je nepuis leur rappeler Achille aux pieds légers et Sapounopoulo m’adéjà rappelé le « rusé Ulysse » ; il m’a tantentortillé dans ses affaires et combinaisons que je suis tout àfait dans ses mains. J’ai attendu ta lettre avec une impatiencefébrile, j’espérais trouver en toi le soutien moral et quoi !toi, tu me conseilles de me marier ! Il estabsolument vrai que dans notre monde il n’y a presque jamais demariages d’amour et que dans tout mariage il y a en jeu un intérêtquelconque ; mais toi, Kitie, tu ne connais pas SophieSapounopoulo ! Bien qu’elle soit laide et jaune, si c’étaitencore une créature sympathique et surtout tranquille, je pourraisà la rigueur me mettre d’accord avec la nécessité ; mais ellen’est en paix pas une seconde : ce n’est pas une femme, c’estune fièvre jaune qui marche. Voici, par exemple, notre emploi dutemps des trois derniers jours.

Mercredi, à la campagne, il y a eu unereprésentation à laquelle est venu tout le grand monde d’Odessa(Odessa aussi à son « grand monde », c’estindispensable). Entre autres choses on a joué un proverbe de lapropre composition de la fille : « Ce que femme veut, lemari le voudra. » Il va sans dire que j’ai joué le rôle dumari et que j’ai été obligé d’embrasser sa main dix fois ! Cegalimatias assommant a eu un énorme succès. Avant-hier, ordre a étédonné de ne recevoir personne, et toute la soirée a été consacrée àla lecture d’Eschyle dans l’original.

Comprends-tu toute l’horreur de ces troismots : « Eschyle dans l’original » ? Pendantcinq heures, elle a lu avec emphase une tragédie écrite en unelangue inconnue de moi, traduisant chaque phrase en français. Etj’étais obligé de faire acte de foi, bien que je sois convaincuqu’elle ne comprend pas plus que moi le grec antique. Aux beauxpassages, elle me tendait sa main que je serrais, et la tanteEuménide fermait les yeux et hochait la tête en signed’approbation. Hier, beaucoup d’hôtes sont venus et, costumés, nousnous sommes promenés en mer. Je représentais un pacha turc etj’étais dans un canot avec un turban sur la tête et un kallian dansles mains. Je supporte tout avec patience parce que Sapounopoulom’a donné « sa parole d’honneur grec » que tout seraitfini le 15 septembre et qu’il me laisserait partir à Pétersbourgavec 5.000 ; et s’il me trompe encore ? faut-il donc semarier !

Non, Kitie, non c’est impossible, ce ne serapas, jamais je ne me vendrai si bêtement, jamais cette noix d’or dela Grèce ne sera attachée au vieil arbre généalogique des Mojaïsky.Mieux vaut prendre le sac du mendiant et demander l’aumône ou sefaire sauter la cervelle, que de remplir ce rôle misérable qu’ellem’a fait jouer dans le perfide proverbe.

Adieu, ma chère Kitie, ou tu me verras dansdeux semaines heureux et oubliant près de toi l’Hellade d’Odessa,ou tu ne me verras plus, car je ne serai plus de ce monde. En cecas, ne garde pas un mauvais souvenir de celui qui t’a aimé siardemment.

A.M.

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